Page:Trobriand - Le rebelle, 1842.djvu/9

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— Eh ! bien ? lui dit-il d’un accent de tendre reproche ; vous m’aviez pourtant promis de ne point sortir aujourd’hui.

— Pardonnez-moi, Laurent, répondit-elle encore toute émue de sa marche rapide ; mais je suis sans force contre mes pressentiments et incapable de maîtriser mon inquiétude.

Le jeune homme se prit à sourire doucement, sans moquerie, et lui prenant les deux mains dans les siennes, il la considéra un instant avec un mélange d’amour et de fierté. C’était une de ces douces filles qui traversent la vie comme un désert inconnu, auxquelles il faut, pour avancer, un bras qui les soutienne, pour vivre, un amour qui les nourrisse. Sa blancheur éblouissante sous des bandeaux de cheveux noirs comme l’aile du corbeau formait un contraste que l’on eût admiré avec passion, si deux longs yeux légèrement creusés n’eussent révélé, par le cercle bleuâtre des paupières et un éclat quelque peu fébrile, les indices d’un mal intérieur et dévorant. Organisation nerveuse toute ardente et sensitive qui doit s’user vite par absorption, ou se briser tout-à-coup dans le choc d’une passion violente.

— Mon père est à Montréal depuis quelques jours, continua-t-elle en parlant avec la vivacité que l’inquiétude imprime aux paroles ; mon frère est sorti depuis quelques heures… Où est-il ? L’avez-vous vu ? Que va-t-il faire ? Vous connaissez ses sentiments hostiles aux opinions qui dirigent cette assemblée. — Il est brave jusqu’à la témérité. Il peut s’exposer inutilement. Mon Dieu ! mon Dieu ! que va-t-il nous arriver ?…

Tout cela fut dit presque d’une haleine. Elle s’arrêta à ces derniers mots ; mais son regard levé sur Laurent de Hautegarde, ses lèvres, imperceptiblement entr’ouvertes, témoignaient d’une pensée la plus chère peut-être mais aussi la plus secrète. Soit que le jeune Canadien affectât de s’y méprendre, en soit qu’en effet il ne la devinât point, il lui dit :

Que vous êtes enfant, et que vous avez tort de vous tourmenter ainsi sans motif ! Votre frère n’a point paru, que je sache, dans la foule réunie à St. Charles aujourd’hui. Il sera sans doute allé…

— Et vous ! interrompit-elle se trahissant involontairement.

Cette fois, elle s’arrêta interdite et confuse. Une légère rougeur colora ses joues, et elle baissa la tête sans rien ajouter.

— Moi ! répondit-il en la baisant religieusement au front, je vous aime.

— Eh ! bien ! il faut me le prouver, dit-elle en prenant tout à-coup un ton velouté et insinuant.

— Voyons.

— N’allez pas à cette assemblée. Vous resterez ici avec moi ; ma tante vous aime et sera heureuse de vous avoir près d’elle pendant tout