Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/345

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nant de la coupe de ladite forêt de Chaux, dans l’espérance de pouvoir, par ce moyen, se passer des bois appartenant à ses sujets.

    ront pas à s’éloigner de la capitale, et l’espoir d’une fortune rapide dans les pays étrangers, où ils n’auront point de concurrents, les engagera peut-être à y transporter nos arts et leur industrie.

    « Ces émigrations, déjà trop fréquentes, deviendront encore plus communes à cause de la multiplicité des artistes, et l’effet le plus sûr d’une liberté indéfinie sera de confondre tous les talents et de les anéantir par la médiocrité du salaire, que l’affluence des marchandises doit sensiblement diminuer. Non-seulement le commerce en général fera une perte irréparable, mais tous les corps en particulier éprouveront une secousse qui les anéantira tout à fait. Les maîtres actuels ne pourront plus continuer leur négoce, et ceux qui viendront à embrasser la même profession ne trouveront pas de quoi subsister ; le bénéfice, trop partagé, empêchera les uns et les autres de se soutenir ; la diminution du gain occasionnera une multitude de faillites. Le fabricant n’osera plus se fier à celui qui vend en détail. La circulation une fois interceptée, une crainte aussi légitime qu’habituelle arrêtera toutes les opérations du crédit ; et ce défaut de sûreté énervera peu à peu, et finira par détruire toute l’activité du commerce, qui ne s’étend et ne se multiplie que par la confiance la plus aveugle.

    « Ce n’est point assez d’avoir fait envisager à Votre Majesté la désertion des meilleurs ouvriers comme un malheur peut-être inévitable ; elle doit encore considérer que la loi nouvelle portera un coup funeste à l’agriculture dans tout son royaume. La facilité de se soutenir aujourd’hui dans les grandes villes avec le plus petit commerce fera déserter les campagnes, et les travaux laborieux de la culture des terres paraîtront une servitude intolérable en comparaison de l’oisiveté que le luxe entretient dans les cités. Cette surabondance de consommateurs fera bientôt renchérir les denrées, et, par une conséquence encore plus effrayante, toute police sera détruite sans qu’on puisse même espérer de la rétablir que par les moyens les plus violents. Le ombre immense de journaliers et d’artisans que les grandes villes et que la capitale surtout renfermera dans son sein, doit faire craindre pour la tranquillité publique. Dès que l’esprit de subordination sera perdu, l’amour de l’indépendance va germer dans tous les cœurs. Tout ouvrier voudra travailler pour son compte ; les maîtres actuels verront leurs boutiques et leurs magasins abandonnés ; le défaut d’ouvrage et la disette, qui en sera la suite, ameutera cette foule de compagnons échappés des ateliers où ils trouvaient leurs subsistances, et la multitude, que rien ne pourra contenir, causera les plus grands désordres.

    « Nous craignons, sire, de charger le tableau, et nous nous arrêtons pour ne point alarmer le cœur sensible de Votre Majesté ; mais, en même temps, nous croirions manquer à notre devoir si nous ne protestions pas ici d’avance contre les maux publics dont la loi nouvelle sera infailliblement une source trop funeste.

    « Quelle force n’ajouterions-nous pas à ces considérations s’il nous était permis de représenter à Votre Majesté qu’on lui fait adopter, sans le savoir, l’injustice la plus criante ! Qui osera néanmoins l’exposer à Vos yeux si notre ministère craint de se compromettre, et se refuse aux intérêts de la vérité ?

    « Cette injustice est bien éloignée du cœur de Votre Majesté, mais elle n’en résulte pas moins de la lésion énorme dont tous les marchands de son royaume vont avoir à se plaindre. Donner à tous vos sujets indistinctement la faculté de tenir magasins et d’ouvrir boutique, c’est violer la propriété des maîtres qui composent les communautés. La maîtrise, en effet, est une propriété réelle qu’ils ont achetée, et dont ils jouis sent sur la foi des règlements ; ils vont la perdre, cette propriété, du moment qu’ils partageront le même privilège avec tous ceux qui voudront entreprendre le même trafic sans en avoir acquis le droit aux dépens d’une partie de leur patrimoine ou de leur fortune ; et cependant le prix d’une grande portion de ces maîtrises, telles que celles qui ont été créées en différents temps, et en dernier lieu en 1767, ce prix, disons-nous, a été porté directement dans le trésor royal ; et si l’autre portion a été