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UNE VIE BIEN REMPLIE

Bientôt, je me payai l’opéra et le théâtre français, aux places à dix sous ; l’opéra me ravissait, mais quand la musique dominait le chant, ça ne m’allait pas ; pourtant je ne faisais que rêver de Guillaume Tell et de la Muette de Portici. À cette époque, il y avait au théâtre français des artistes de Paris, tels que Melingue, Laferrière, Frédéric Le Maître, Delaunay, du Français de Paris. Après avoir vu les comédiens, j’en rêvais à ce point que dans notre chambre, où il y avait cinq lits, occupés par 10 et quelquefois 15 ouvriers, je déclamais des tirades aux camarades, car j’avais acheté quelques brochures des pièces qui m’avaient le plus empoigné : Tartufe, Trente ans ou la Vie d’un Joueur, La fausse Adultère ; je trouvais drôle que les camarades me disaient de les laisser dormir, que je les embêtais ; ce n’est que plus tard que j’ai pensé qu’ils avaient bien raison et que véritablement j’étais embêtant.

J’écrivis même à mon père pour lui demander s’il m’autoriserait à entrer au théâtre ; il me répondit une bonne lettre, que j’ai conservée, et que voici :


Mon cher enfant,


Je suis bien content de voir que tu aimes à t’instruire, que tout t’intéresse, j’aurais eu bien du chagrin si tu avais godaillé avec des mauvais sujets qui tirent des carottes à leurs parents pour recevoir de l’argent, qu’ils dépensent bêtement ; continue à lire de bons livres quand tu le peux et à aller au spectacle ; ça élève la pensée. Mais, mon enfant, il ne faut pas penser à devenir un comédien, car on ne peut faire deux métiers à la fois ; et puis, il faut de l’argent ! Ceux qui arrivent ont étudié pendant des années, et puis, pour un qui arrive à être en vue dans les théâtres de Paris et des grandes villes et à gagner de l’argent, il y en a cent qui restent dans la misère toute leur vie.

Garde ton métier, qui te fera toujours vivre et ne pense plus à ce qui ne se peut pas. Je serais bien heureux d’avoir un fils grand artiste comme j’en ai vu à Paris, qui m’ont émotionné à me faire pleurer ; mais, je te le répète, pour arriver là, il faut