Page:Une Vie bien remplie (A. Corsin,1913).djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
87
UNE VIE BIEN REMPLIE

demoiselle avait vingt-cinq ans, des yeux gris-bleu d’une douceur infinie, de beaux cheveux blonds couleur du seigle mûr, une jolie bouche ; elle parlait avec à-propos et douceur ; sa voix était musicale ; seulement, sa démarche manquait de charme, le cou découvert par devant mais enfoncé dans les épaules par derrière ; elle avait ce que les gens bien élevés appellent un dos rond où disent encore : elle est voûtée, mais, d’une façon plus générale, une bossue.

Je conservai de cette soirée un agréable souvenir et, quoique je ne pensais pas au mariage, malgré mes vingt-huit ans, gagnant trop peu pour créer un foyer, je me disais qu’il était bien malheureux que cette jeune fille soit si voûtée.

J’avais pris l’habitude d’aller rue Charlot presque chaque semaine ; le père avait repris son travail, sa fille aussi ; elle peignait des éventails et avait ainsi un peu d’occupation ; pour moi, je venais d’avoir l’entreprise des schakos de la poste ; mais le travail ne serait régulier que lorsque tout serait fini de la guerre. En mars, nous fimes une promenade en dehors de Paris ; en plus de la famille Collot, il y avait le petit fils de la vieille dame à qui on avait porté des frites ; il était âgé de vingt-huit ans, et une amie de Mlle Collot qui avait vingt-deux ans. Ce fut une bonne promenade ; je me trouvais heureux d’être si bien reçu et considéré.

Ainsi que je l’ai déjà dit, je ne pensais pas au mariage ; mais je trouvais que le jeune homme, leur voisin, était trop empressé auprès de Mlle Collot (Marguerite), cela me le faisait paraître ridicule ; je trouvais qu’il ne savait rien dire ; qu’il était commun ; un soir que j’étais là, il était entré avec sa blouse de travail qui était sale. Je me répétais : Est-ce dommage qu’elle soit difforme !

Le jour de la proclamation de la Commune, je montai la garde sur la barricade de la rue du Temple, près de l’Hôtel de Ville. Le soir, j’allai faire visite à mes amis et j’offris un beau bouquet de violettes ; les deux femmes le reçurent avec le plaisir le plus marqué ; je restai seul avec la mère pendant que M. Collot accompagnait sa fille qui allait livrer ses feuilles d’éventails.

Comme tous les cœurs confiants, Mme Collot me parla du chagrin qu’elle éprouvait de voir sa fille difforme ; elle me