Page:Urfé - L’Astrée, Première partie, 1631.djvu/354

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l’heureuse Cleon te disoit : Tu yeux, inconstant, noircir mon Tircis de ta mesme infidelité ; si autrefois il m’a aimée, crois-tu’que ç’ait esté mon corps ? si tu me dis qu’ouy, je respondray qu’il ne doit estre condamné (puis que nul amant ne doit jamais se retirer d’une amour, commencée) d’aimer les cendres que je luy ay laissées dans mon cercueil, autant qu’elles dureront. Que s’il advoue d’avoir aimé mon esprit, qui est ma principale partie, et pourquoy, inconstant, changera-t’il ceste volonté, à ceste heure qu’elle est plus parfaicte qu’elle n’a jamais esté ? Autresfois (ainsi le veut la misere des vivans) je pou-vois estre jalouse, je pouvois estre importune, il me falloit servir, j’estois veue de plusieurs comme de luy ; mais, à ceste heure, affranchie de toute imperfection, je ne suis capable de luy rapporter ces desplaisirs. Et toy, Hylas, tu veux avec tes sacrileges inventions, divertir de moy celuy en qui seule je vis en terre, et par une cruauté plus barbare, qu’inouye, essayes de me redonner une autre fois la mort.

Sage Silvandre, les paroles que je viens de proferer sonnent si vivement à mes aureilles, que je ne puis croire que vous ne les ayez ouyes et ressenties jusques au cœur ; cela est cause que pour laisser parler ceste divinité en vostre ame, je me tairay apres vous avoir dit seulement, qu’Amour est si juste que vous en devez craindre en vous-mesmes les supplices, si la pieté de Laomce plustost que la raison de Cleon, vous esmeuvent et vous emportent.

A ce mot, Phillis s’estant levée avec une courtoise reverence, fit signe qu’elle ne vouloit rien dire de plus pour Tircis. De sorte que Laomce vouloit respondre, quand Silvandre le luy deffendit, luy disant qu’il n’estoit plus temps de se deffendre, mais d’ouyr seu-ment l’arrest que les dieux prononceroient par sa bouche. Et apres avoir quelque temps consideré en soy mesme les raisons des uns et des autres, il prononça une telle sentence.


Jugement de Silvandre

Des causes debatues devant nous, le point principal est de sçavoir, si amour peut mourir par la mort de la chose aimée : sur