Page:Urfé - L’Astrée, Première partie, 1631.djvu/415

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venir le coup, je tournay la teste, si bien que je ne fus attainte que sur le col, comme, dit-elle en se baissant, vous en pouvez voir les marques encor assez fraiches. Mon mary, qui me vid tout l’estomach plein d’ancre, et de sang, creut que j’estois fort blessée, et outre ce, l’outrage lui sembla si grand, que mettant l’espée à la main, il la passa au travers du corps de celuy qui avoit fait le coup, et puis se meslant parmi les autres, avec l’aide de ses amis, il les chassa hors de sa maison.

Jugez, berger, si je fus troublée, car je pensois estre beaucoup plus blessée que je n’estois, et voyois mon mary tout sanglant, tant de celuy qu’il avoit tué, que d’une blessure, qu’il avoit eue sur une espaule. Mais quand ceste premiere frayeur fut en partie passée, et que la playe qu’il avoit fut soudée, à peine avoit-on finy l’appareil, que la justice se vint saisir de luy, et l’emmena avec tant de violence qu’on ne me voulut permettre de luy dire adieu. Mais mon affection plus forte que leur deffense, me fit enfin venir jusques à luy, et me jettant à son col, m’y attachay de sorte, que ce fut tout ce qu’on peut faire, que de m’en oster. Luy d’autre costé, qui me voyoit en cest estat, aimant mieux mourir que d’estre separé de moy, fit tous les efforts dont un grand courage et une extreme amour estoient capables, qui furent tels, que tout blessé qu’il estoit, il se despestra de leurs mains, et sortit hors de la ville. Ceste deffense l’empescha bien d’estre prisonnier, mais elle fut cause aussi de rendre sa raison mauvaise envers la justice, qui cependant jette contre luy toutes ses menaces et proclamations, durant lesquelles son plus grand déplaisir estoit de ne pouvoir estre aupres de moy. Et parce que ce desir le pressoit fort, il se desguissoit et me venoit trouver sur le soir, et passoit toute la nuict avec moy. Dieu sçait quel contentement estoit