Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 10, 1938.djvu/164

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jusqu’ici n’eut pas d’existence. Il n’y a personne encore pour y croire, parmi nous.

La Chine, fort longtemps nous fut une planète séparée. Nous la peuplions d’un peuple de fantaisie, car il n’est rien de plus naturel que de réduire les autres à ce qu’ils offrent de bizarre à nos regards. Une tête à perruque et à poudre, ou porteuse d’un chapeau haut de forme, ne peut concevoir des têtes à longue queue.

Nous prêtions pêle-mêle à ce peuple extravagant, de la sagesse et des niaiseries ; de la faiblesse et de la durée ; une inertie et une industrie prodigieuses ; une ignorance, mais une adresse, une naïveté, mais une subtilité incomparables ; une sobriété et des raffinements miraculeux ; une infinité de ridicules. On considérait la Chine immense et impuissante ; inventive et stationnaire, superstitieuse et athée ; atroce et philosophique ; patriarcale et corrompue ; et, déconcertés par cette idée désordonnée que nous en avions, ne sachant où la placer, dans notre système de la civilisation que nous rapportons invinciblement aux Égyptiens, aux Juifs, aux Grecs et aux Romains ; ne pouvant ni la ravaler au rang de barbare qu’elle nous réserve à nous-mêmes, ni la hausser à notre point d’orgueil, nous la mettions dans une autre sphère et dans une autre chronologie, dans la catégorie de ce qui est à la fois réel et incompréhensible ; coexistant, mais à l’infini.

Rien, par exemple, ne nous est plus malaisé à concevoir, que la limitation dans les volontés de l’esprit et que la modération dans l’usage de la puissance matérielle. Comment peut-on inventer la boussole, se demande l’Européen, sans pousser la curiosité et continuer son attention jusqu’à la science du magnétisme ;