Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/100

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autos et des ascenseurs... Peut-être avez-vous votre voiture, peut-être aurez-vous un instrument qui portera votre parapluie. Le muscle se fait inutile, et on est obligé de se livrer au sport, au golf, au tennis, pour ne pas le laisser tomber en désuétude. Il en est de même pour tous les besoins de l’esprit. On le comble d’amusements sans peine, et même d’enseignements sans larmes. On lui donne une poésie toute faite, puissante, certes ! trop puissante, et qui l’emporte sur notre poésie du temps des rimes ! laquelle ne disposait pas des paysages, des choses mêmes, de la vie même. Mais cette grande puissance, cette possession du monde sensible n’est pas sans nous coûter quelque chose... J’ai parfois l’impression que nous y perdons... Vais-je parler comme dans Faust ? Nous y perdons notre âme, en admettant que nous en ayons une, ce dont plus d’un me fait douter !

Eh bien, c’est contre cela qu’il faut peut-être réagir... Non, réagir n’est pas le mot. Réagir est trop peu. Il faut agir. Il suffirait de prendre conscience de ce que l’on devient et de faire les comptes de son esprit, avoir un petit carnet, y écrire : « Aujourd’hui, j’ai perdu tant... Un peu de poésie, un peu de puissance de mon esprit. J’ai subi. Je n’ai que subi ! »

Mais revenons à la vieille poésie, pour expliquer en quoi elle peut encore nous servir. Vous savez que ce nom : Poésie, a deux sens. Vous savez qu’on comprend sous le nom de poésie deux choses très différentes qui, cependant, se lient en un certain point. Poésie, c’est le premier sens du mot, c’est un art particulier fondé sur le langage. Poésie porte aussi un sens plus général, plus répandu, difficile à définir, parce qu’il est plus vague ; il désigne un certain état, état qui est à la fois réceptif et productif, comme j’ai essayé de vous l’expliquer tout à l’heure. Il