Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/102

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j’avais soif, puis j’agis en prenant de l’eau. Cela est une action utile, du moins, je le crois, ce qui suffit ! Je modifie la situation de mon verre et la mienne. Mais il y a, parmi ces actions, des actions qui naissent d’une autre forme de la sensibilité. Il y a des productions d’idées, d’actes qui ont pour objet, non pas de modifier les choses autour de nous, mais de nous modifier, nous, de dissiper une sorte de gêne intérieure, un mal qu’aucun acte ne soulage directement. Le rire, les larmes, les vociférations sont de ces actions sans objet extérieur… Elles se rangent alors dans la catégorie des expressions. Ces émissions constituent un langage élémentaire, car elles sont, ou contagieuses, comme le rire ou le bâillement ; ou sympathiquement ressenties, comme les larmes et les plaintes. Le langage articulé lui-même, quand il est spontané, est une explosion qui nous débarrasse du poids de quelque impression. Or ces propriétés des émotions et des impressions ont été exploitées par la culture, et des moyens ont été inventés, des actes ont été appliqués à quelque matière extérieure, pour en faire un objet qui se conserve et qui, comme un instrument, ou une machine, puisse servir à ranimer un état, à reconstituer une phase de notre émotion. Si j’écris une musique ou une danse, je fixe une certaine action qui sera reproduite à volonté. Le musicien écrit des actes pour un virtuose qui est prêt à les reproduire. Si j’écris un poème, une musique, si je fais un tableau, je tends à fixer, à décharger mon émotion, à faire une chose durable, et indéfiniment capable si elle est mise en action, de vous faire entendre le poème, entendre la musique, retrouver le tableau ; l’objet remplira son rôle et rendra ce qu’on lui a confié… s’il est fait pour rendre quelque chose !.. Mais l’émotion initiale, même si elle a été très puissante, extrêmement profonde,