Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/103

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cette émotion ne sera pas identiquement restituée, même dans le cas le plus favorable : nous voulons rester les maîtres ; nous voulons bien pâtir par l’art, être émus, mais jusqu’à un certain point ; nous ne voulons que passer notre doigt dans la flamme de la bougie. C’est là une des caractéristiques les plus curieuses de l’art, qui nous rend un effet sensible, mais non du même ordre de sensibilité que celui de la sensation originelle. L’art nous donne, par conséquent, le moyen d’explorer à loisir la part de notre propre sensibilité, qui demeure limitée du côté du réel. Il nous ravive nos émotions, mais non toute leur précision individuelle en nous. Enfin, il nous offre aussi autre chose dans la recherche de ce moyen. Je fais allusion à de tout autres présents. L’art, poésie ou autre, est conduit à développer des données initiales que j’appellerai données brutes, qui sont les productions spontanées de la sensibilité. Il se prend à tourmenter quelque matière : le langage, s’il s’agit d’un poème ; les sons purs et leur organisation, s’il s’agit d’une œuvre musicale ; la glaise, la cire, la pierre, les couleurs dans les domaines de la vue. Mais alors toutes les techniques des métiers, les procédés qui servent aux fabrications utiles, viennent apporter à l’artiste leur secours. Il leur emprunte les moyens de dompter la matière et de la faire servir à ses fins non utiles. Mais encore l’action met en jeu, non plus les sensibilités toutes nues et toutes simples, non plus l’expression immédiate des émotions, mais bien ce qu’on nomme l’intelligence, c’est-à-dire la connaissance claire et distincte des moyens séparés, le calcul de prévision et de combinaison. Nous devenons les maîtres des actes qui opèrent sur la matière. Nous analysons, classons, définissons, et ceci nous permet d’atteindre des résultats, tels que la composition savante, que nous ne pou-