Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/111

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Je vous ferai ici un petit conte pour bien accuser la pensée que je vous propose, et qui est, en somme, l’entrée du genre humain dans une phase de son histoire où toute prévision devient, par cela seul qu’elle est prévision, une chance d’erreur, une production suspecte de notre esprit.

Veuillez donc supposer que les plus grands savants qui ont existé jusque vers la fin du XVIIIe siècle, les Archimède et les Newton, les Galilée et les Descartes, étant assemblés en quelque lieu des Enfers, un messager de la Terre leur apporte une dynamo et la leur donne à examiner à loisir. On leur dit que cet appareil sert aux hommes qui vivent à produire du mouvement, de la lumière ou de la chaleur. Ils regardent ; ils font tourner la partie mobile de la machine. Ils la font démonter, en interrogent et en mesurent toutes les parties. Ils font, en somme, tout ce qu’ils peuvent… Mais le courant leur est inconnu, l’induction leur est inconnue ; ils n’ont guère l’idée que de transformations mécaniques. « À quoi servent ces fils embobinés ? » disent-ils. Ils doivent conclure à leur impuissance. Ainsi tout le savoir et tout le génie humain réunis devant ce mystérieux objet, échouent à en découvrir le secret, et à deviner le fait nouveau qui fut apporté par Volta, et ceux que révélèrent Ampère, Œrsted, Faraday et les autres…

(N’omettons pas, ici, de remarquer que tous ces grands hommes qui viennent de se déclarer incapables de comprendre la dynamo tombée de la Terre aux Enfers, ont fait exactement ce que nous-mêmes faisons, quand nous interrogeons un cerveau, le pesant, le disséquant, le débitant en coupes minces et soumettant ces lamelles fixées à l’examen histologique. Ce transformateur naturel nous demeure incompréhensible…)