Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/118

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futilité du singe. Elle serait gagnée peu à peu à une indifférence, à une inattention, à une instabilité que bien des choses dans le monde actuel, dans ses goûts, dans ses mœurs, dans ses ambitions manifestent, ou permettent déjà de redouter. Et je me dis, (sans trop me croire) :

— Toute l’histoire humaine, en tant qu’elle manifeste la pensée, n’aura peut-être été que l’effet d’une sorte de crise, d’une poussée aberrante, comparable à quelqu’une de ces brusques variations qui s’observent dans la nature et qui disparaissent aussi bizarrement qu’elles sont venues. Il y a eu des espèces instables, et des monstruosités de dimensions, de puissance, de complication, qui n’ont pas duré. Qui sait si toute notre culture n’est pas une hypertrophie, un écart, un développement insoutenable, qu’une ou deux centaines de siècles auront suffi à produire et à épuiser ?

C’est là, sans doute, une pensée bien exagérée que je n’exprime ici que pour vous faire sentir, sous des traits un peu gros, toute la préoccupation que l’on peut avoir au sujet du destin de l’intellect. Mais il est trop facile de justifier ces craintes. Il me suffira, pour vous en montrer le germe réel, de vous désigner plusieurs points, quelques-uns des points noirs de l’horizon de l’esprit.

Commençons par l’examen de cette faculté qui est fondamentale et qu’on oppose à tort à l’intelligence, dont elle est, au contraire, la véritable puissance motrice ; je veux parler de la sensibilité. Si la sensibilité de l’homme moderne se trouve forte-