Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/138

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matin au soir les jugements et les impressions, les mélangent et les malaxent, et font de nos cervelles une substance véritablement grise, où rien ne dure, rien ne domine, et nous éprouvons l’étrange impression de la monotonie de la nouveauté, et de l’ennui des merveilles et des extrêmes.

Que faut-il conclure de ces constatations ?

Si incomplètes qu’elles soient, je pense qu’elles suffisent à faire concevoir des craintes assez sérieuses sur les destins de l’intelligence humaine. Mais j’ajoute : sur les destins de l’intelligence telle que nous la connaissions jusqu’ici. Nous sommes en possession d’un modèle de l’esprit et de divers étalons de valeur intellectuelle qui, quoique fort anciens, — pour ne pas dire : immémoriaux, — ne sont peut-être pas éternels.

Par exemple, nous n’imaginons guère encore que le travail mental puisse être collectif. L’individu semble essentiel à l’accroissement de la science la plus élevée et à la production des arts. Quant à moi, je m’en tiens énergiquement à cette opinion ; mais j’y reconnais mon sentiment propre, et je sais que je dois douter de mon sentiment : plus il est fort, plus j’y retrouve ma personne, et je me dis qu’il ne faut pas essayer de lire dans une personne les lignes de l’avenir. Je m’oblige à ne pas me prononcer sur les grandes énigmes que nous propose l’ère moderne. Je vois qu’elle soumet nos esprits à des épreuves inouïes.

Toutes les notions sur lesquelles nous avons vécu sont ébranlées. Les sciences mènent la danse. Le temps, l’espace, la matière, sont comme sur le feu, et les catégories sont en fusion.

Quant aux principes politiques et aux lois économiques, vous savez assez que Méphistophélès en personne semble aujourd’hui les avoir engagés dans la troupe de son sabbat.