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SOUVENIRS LITTÉRAIRES[1]


Souvent il m’arrive, quand je me trouve, comme aujourd’hui, dans un lieu public, dans une salle de spectacle ou de concert, où tant de visages sont condensés, tant d’existences réunies, il m’arrive de songer à tous les souvenirs d’une telle assemblée, à ce qu’on pourrait en extraire de récits merveilleux.

Imaginez qu’un despote, un sultan tout-puissant et curieux fasse cerner tout à coup cette enceinte par sa garde, et, sous la menace des armes, qu’il nous contraigne tous à raconter l’un après l’autre ce que chacun de nous a vu, ou entendu, ou éprouvé de plus étrange dans sa vie. Quel coup de filet ! Quelle foison d’impressions sortirait d’un public pressé comme une éponge, et duquel le passé personnel, les expériences singulières ruisselleraient devant lui-même. Car le public, le public même, il est ce sultan qui s’ennuie, et qui s’ennuie sur ses trésors… L’écrivain, poète ou conteur, ce n’est qu’un homme d’entre les hommes

  1. Conférence donnée à L’Université des Annales le 18 novembre 1927.