Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/78

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objet idéal, un état, une volupté, un fantôme de fleur, ou quelque ravissement de soi-même, un extrême de vie, une cime, un point suprême de l’être... Mais si différente qu’elle soit du mouvement utilitaire notez cette remarque essentielle quoique infiniment simple, qu’elle use des mêmes membres, des mêmes organes, os, muscles, nerfs, que la marche même.

Il en va exactement de même de la poésie qui use des mêmes mots, des mêmes formes, des mêmes timbres que la prose.

La prose et la poésie se distinguent donc par la différence de certaines lois ou conventions momentanées de mouvement et de fonctionnement appliquées à des éléments et à des mécanismes identiques. C’est pourquoi il faut se garder de raisonner de la poésie comme l’on fait de la prose. Ce qui est vrai de l’une n’a plus de sens, dans bien des cas, si on veut le trouver dans l’autre. Et c’est par quoi (pour choisir un exemple), il est facile de justifier immédiatement l’usage des inversions ; car ces altérations de l’ordre coutumier et, en quelque sorte, élémentaire des mots en français, furent critiquées à diverses époques, très légèrement à mon sens, par des motifs qui se réduisent à cette formule inacceptable : la poésie est prose.

Poussons un peu plus loin notre comparaison, qui supporte d’être approfondie. Un homme marche. Il se meut d’un lieu à un autre, selon un chemin qui est toujours un chemin de moindre action. Notons ici que la poésie serait impossible si elle était astreinte au régime de la ligne droite. On vous enseigne : dites qu’il pleut, si vous voulez dire qu’il pleut ! Mais jamais l’objet