Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 11, 1939.djvu/93

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subi les assauts de la critique philologique et philosophique. La métaphysique semblait exterminée par les analyses de Kant. Il y avait devant nous une sorte de page blanche et vide, et nous ne pouvions y inscrire qu’une seule affirmation. Celle-ci nous paraissait inébranlable, n’étant fondée ni sur une tradition qu’on peut toujours contester, ni sur une science dont on peut toujours critiquer les généralisations, ni sur des textes qui s’interprètent comme l’on veut, ni sur des raisonnements philosophiques qui ne vivent que d’hypothèses. Notre certitude, c’était notre émotion et notre sensation de la beauté ; et quand nous nous retrouvions, le dimanche, aux concerts Lamoureux, où les jeunes et leurs maîtres se rencontraient, quand nous écoutions toute la série des symphonies de Beethoven, des fragments éblouissants des drames de Wagner, une atmosphère extraordinaire se composait. Nous sortions du cirque en fanatiques, en dévots, en prosélytes de l’art ; car là, aucun subterfuge, aucun doute, aucune interposition entre nous et notre lumière. Nous avions senti ; et ce que nous avions senti nous donnait la force de résister à toutes les occasions de dispersion et à toutes les niaiseries et maléfices de la vie… Nous nous retrouvions avec une âme illuminée et une intelligence chargée de foi, tant ce que nous avions entendu nous paraissait une sorte de révélation personnelle et de vérité essentiellement nôtre.

Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui. Je connais, sans doute, des jeunes gens ; mais on ne connaît jamais le fond de