Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/179

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et plus de pouvoir véritable dans les choses de ce monde, ce monde aurait plus de chances de se rétablir, et plus promptement. Je m’assure que défaut d’intelligence et restriction de son autorité sont les vices les plus réels et les plus redoutables de notre état. George Meredith, dans un poème célèbre, demandait pour la femme un peu plus de cerveau : « More Brain, o Lord » disait-il… C’est là ce qu’il faut prier que les Européens obtiennent. Ils se sont jetés dans une aventure prodigieuse qui consiste à modifier les conditions initiales, « naturelles » de la vie, non plus (comme on faisait il y a quelques siècles) pour répondre à des besoins certains et à des nécessités limitées de cette même vie, — mais comme inspirés de créer une forme d’existence tout artificielle, un type d’êtres de qui les moyens de connaissance et d’action toujours accrus les engagent à faire agir délibérément et systématiquement tout ce qu’ils savent et ce qu’ils peuvent, sur ce qu’ils sont.

Nous voici donc entrés dans une ère de transformations rapides et d’instabilité essentielle. Pour donner un sens précis à ce mot « rapides », il suffit de considérer le nombre des idées successivement admises et abandonnées depuis quarante ans en art, en science, en politique, — la fréquence des nouveautés techniques de premier rang.

Une image des plus simples me représente cette phase d’accélération : l’Esprit, pendant quelques milliers d’années, s’était allumé, çà et là, quelques foyers, situés au hasard sur le globe, péniblement entretenus, fréquemment étouffés, isolés les uns des autres, et dispensant moins de flamme que de fumée, ou moins de chaleur utile que d’inégales lueurs. Mais enfin, la masse de l’univers humain s’étant peu à peu échauffée, le feu a pris de toutes parts : tout flambe, craque, entre en fusion ; et les choses qui paraissaient