Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/181

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Mais pour parfaire encore la notion de cet extrême désarroi, il faut ajouter que la fureur de transformation déchaînée s’exerce inégalement sur l’ensemble des choses humaines.

Tandis que le matériel de la vie (et la vie en tant qu’elle dépend directement de ce matériel) est en proie immédiate aux profondes et promptes modifications que nous savons, — d’autre part, les conventions fondamentales de la société, — les mœurs, les lois civiles, le droit public, les notions, les entités, les mythes essentiels que nous comprenons sous les termes de Morale, de Politique et d’Histoire, demeurent presque intacts en apparence. Ils sont tous plus ou moins dépréciés aux yeux de l’intelligence qui ruine leur substance métaphysique ; mais ils préservent leur puissance pratique et même affective. On peut dire qu’ils perdent leur sens et gardent leur force.

En particulier, toute la structure politique et le genre d’action politique que cette structure impose sont aussi peu adaptés que possible à l’état présent de l’humanité civilisée, à l’idée qu’elle peut se faire d’elle-même et de l’usage complet de ses moyens d’action. L’écart est immense entre nos habitudes, nos institutions, notre législation, et même notre sensibilité, — et ce que nous savons et pouvons savoir, ce que nous voulons et pouvons vouloir.

Il faut bien constater que notre politique se réduit dans les esprits qui la façonnent à une invention d’expédients. Je veux bien que jadis on ait pu concevoir des desseins de grand style, des plans à longue portée, et qu’il soit arrivé que certains États, divers grands hommes, ou quelques puissantes institutions aient pu obtenir de la profondeur et de la suite de leurs vues, de leur énergie ou de leurs finesses, (et d’ailleurs, de leur « chance »), des résultats durables et suffisamment réels. On pouvait prêter aux