Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/37

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à notre espèce ; parler, voir, entendre, d’un bout du monde à l’autre ; aller visiter les astres ; réaliser le mouvement perpétuel, que sais-je, — nous avons fait tant de rêves que la liste en serait infinie. Mais l’ensemble de ces rêves forme un étrange programme dont la poursuite est comme liée à l’histoire même des humains.

Tous les projets de conquête et de domination universelles, soit matérielles, soit spirituelles, y figurent. Tout ce que nous appelons civilisation, progrès, science, art, culture… se rapporte à cette production extraordinaire et en dépend directement. On peut dire que tous ces rêves s’attaquent à toutes les conditions données de notre existence définie. Nous sommes une espèce zoologique qui tend d’elle-même à faire varier son domaine d’existence, et l’on pourrait former une table, un classement systématique de nos rêves, en considérant chacun d’eux comme dirigé contre quelqu’une des conditions initiales de notre vie. Il y a des rêves contre la pesanteur et des rêves contre les lois du mouvement. Il en est contre l’espace et il en est contre la durée. L’ubiquité, la prophétie, l’Eau de Jouvence ont été rêvées, le sont encore sous des noms scientifiques.

Il est des rêves contre le principe de Mayer, et d’autres contre le principe de Carnot. Il en est contre les lois physiologiques et d’autres contre les données et les fatalités techniques : l’égalité des races, la paix éternelle et universelle sont de ceux-ci… Supposons que nous ayons construit cette table et que nous la considérions. Nous serions assez vite tentés de la compléter par le tableau des réalisations. En regard de chaque rêve nous placerions ce qui s’est fait pour le réaliser. Si par exemple dans une colonne nous avons inscrit le désir de voler dans les airs et le nom d’Icare, — dans la colonne des acquisitions, nous inscrirons les