Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/60

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mais voici ce que j’écrivais en 1919[1], quelques mois après la fin de la guerre sur ce même sujet.

« … Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins descendus au fond inexplorable des siècles, avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose ; nous apercevions, à travers l’épaisseur de l’Histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesses et d’esprit ; nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire ; Ninive, Babylone, étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie…, ce seraient aussi de beaux noms… Lusitania aussi est un beau nom !

« Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’Histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.

« Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore : il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa

  1. La Crise de l’Esprit.