Page:Valéry - Œuvres de Paul Valery, Vol 4, 1934.djvu/82

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mentales, c’est bien une crise de tous les rapports humains, c’est-à-dire une crise des valeurs données ou reçues par les esprits.

Mais ce n’est pas tout ; il faut envisager maintenant (et c’est par quoi je terminerai) une crise de l’esprit lui-même. Je laisse de côté la crise singulière des sciences, qui semblent désespérer maintenant de conserver leur antique idéal d’unification, d’explication de l’univers. L’univers se décompose, perd tout espoir d’une image unique. Le monde de l’extrême petitesse semble étrangement différent de celui qu’il compose par son agglomération. Même l’identité des corps s’y perd, et je ne parlerai pas non plus de la crise du déterminisme, c’est-à-dire de la causalité…

Mais je vise les dangers qui menacent très sérieusement l’existence même de toutes les valeurs supérieures de l’esprit.

Il est clair que l’on peut concevoir un état d’humanité presque heureux ; du moins en état stable, pacifié, organisé, confortable (je ne dis pas que nous en soyons fort près) ; mais on peut concevoir cet état, et concevoir en même temps qu’il s’accommode ou s’accommoderait d’une température intellectuelle fort tiède : en général, les peuples heureux n’ont pas d’esprit. Ils n’en ont pas grand besoin.

Si donc le monde suit une certaine pente sur laquelle il est déjà assez engagé, il faut dès aujourd’hui considérer comme en voie de disparition rapide les conditions dans lesquelles, et grâce auxquelles, ce que nous admirons le plus, ce qui a été fait de plus admirable jusqu’ici a été créé et a pu produire ses effets.

Tout concorde à diminuer les chances de ce qui pourrait être ou plutôt de ce qui aurait pu être de plus noble et de plus beau. Comment se peut-il ?