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À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

gamment l’image véritable et trompeuse. De cette France charmante, son esprit était une émanation très composée. Il avait fallu bien des traditions acquises et dissipées, bien des révolutions politiques ou morales, une acquisition accumulée d’expériences contradictoires pour former une tête si compréhensive et si incertaine. Un être de cette liberté suppose une antique et presque défaillante civilisation qui l’ait produit à l’extrême de son âge ; qui lui ait donné à cueillir toutes les plus belles choses que les hommes ont faites et préservées. Il avait longuement respiré dans les livres les essences de la vie passée qui s’y mêlent à l’odeur de mort, et sa substance s’était imprégnée peu à peu du meilleur de ce que les siècles avaient déjà distillé de plus excellent. On le voit au jardin des racines françaises attirant à soi la plus odorante et la plus rare, et quelquefois la plus naïve des fleurs ; combinant ses bouquets et ciselant ses haies ; grand amateur de culture, pour qui l’art de la taillé et de la greffe n’a point de secrets. Ainsi nourri de miel, visitant légèrement les vastes trésors de l’histoire et de l’archéologie, comme il faisait ceux de la littérature, mais ne haïssant pas les douceurs, les facilités, les libertés de son temps, recevant les suffrages du public et des femmes, disposant à sa guise des amusements de la société, et ne se faisant faute, au milieu de tant d’avantages, en dépit de tant de délices, d’observer les contradictions, de saisir et de tourmenter les ridicules, il composait à l’aise ses ouvrages où circulait, sous les beautés d’un agrément perpétuel, un jugement assez sinistre ; et il vivait supérieurement.

Ce n’était point un ingénu que mon illustre prédécesseur. Il ne s’attendait point que l’humanité fut dans l’avenir bien différente de ce qu’il paraît qu’elle fût jusqu’à nous-mêmes ; ni que