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À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

dissipe. L’âme s’attriste et imagine, avec une douleur toute particulière mêlée d’une profonde et ironique pitié, ces millions d’êtres armés de plumes, ces innombrables agents de l’esprit, dont chacun se sentit, à son heure, créateur indépendant, cause première, possesseur d’une certitude, source unique et incomparable, et que voici maintenant avili par le nombre, perdu dans le peuple toujours accru de ses semblables, lui qui n’avait vécu si laborieusement et consumé ses meilleurs jours que pour se distinguer éternellement. Par l’effet de cette écrasante présence, tout s’égalise ; tout se détruit dans une coexistence insupportable. Il n’est point de thèse qui n’y trouve son antithèse, point d’affirmation qui n’y soit réfutée, point de singularité non multipliée, point d’invention qui ne soit effacée d’une autre et dévorée par une suivante, de sorte que tout enfin semble se passer comme si, les combinaisons de nos syllabes devant toutes se produire, l’acte final de ces myriades d’êtres libres et autonomes équivalait à l’opération d’une machine.

Votre docte et subtil confrère, Messieurs, n’a pas ressenti ce malaise du grand nombre. Il avait la tête plus solide. Pour se préserver de ces dégoûts et de ce vertige statistique, il n’eut pas besoin de lire fort peu. Loin de se trouver opprimé, il était excité de cette richesse, dont il tirait tant d’enseignements et des conséquences excellentes pour la conduite et la nourriture de son art.

On n’a pas manqué de le reprendre assez durement et naïvement d’être informé de tant de choses et de ne pas ignorer ce qu’il savait. Comment veut-on qu’il fît ? Que faisait-il qui ne s’est toujours fait ? Il n’est rien de plus neuf que l’espèce d’obligation d’être entièrement neufs que l’on impose aux écrivains.