Page:Valéry - Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, 1919.djvu/44

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toutes idées, tous jugements, tout ce qui se manifeste intus et extra, admet un invariant.



Je me suis laissé aller au delà de toute patience et de toute clarté, et j’ai succombé aux idées qui me sont venues pendant que je parlais de ma tâche. J’achève en peu de mots cette peinture un peu simplifiée de mon état : encore quelques instants à passer en 1894.

Rien de si curieux que la lucidité aux prises avec l’insuffisance. Voici à peu près ce qui arrive, ce qui devait arriver, ce qui m’arriva.

J’étais placé dans la nécessité d’inventer un personnage capable de bien des œuvres. J’avais la manie de n’aimer que le fonctionnement des êtres, et dans les œuvres, que leur génération. Je savais que ces œuvres sont toujours des falsifications, des arrangements, l’auteur n’étant heureusement jamais l’homme. La vie de celui-ci n’est pas la vie de celui-là : accumulez tous les détails que vous pourrez sur la vie de Racine, vous n’en tirerez pas l’art de faire ses vers. Toute la critique est dominée par ce principe suranné : l’homme est cause de l’œuvre, — comme le criminel aux yeux de la loi est cause du crime. Ils en sont bien plutôt l’effet ! Mais ce principe pragmatique allège le juge et le critique ; la biographie est plus simple que l’analyse. Sur ce qui nous intéresse le plus, elle n’apprend absolument rien… Davantage ! La véritable vie d’un homme, toujours mal définie, même pour son voisin, même pour lui-même, ne peut pas être utilisée dans une explication de ses œuvres, si ce n’est indirectement, et moyennant une élaboration très soigneuse.