Page:Vallès - Le Bachelier.djvu/20

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Il me semble que ma poitrine s’élargit et qu’une moutarde d’orgueil me monte au nez… J’ai des fourmis dans les jambes et du soleil plein le cerveau.

Je me suis pelotonné sur moi-même. Oh ! ma mère trouverait que j’ai l’air noué ou bossu, que mon œil est hagard, que mon pantalon est relevé, mon gilet défait, mes boutons partis ! — C’est vrai, ma main a fait sauter tout, pour aller fourrager ma chair sur ma poitrine ; je sens mon cœur battre là-dedans à grands coups, et j’ai souvent comparé ces battements d’alors au saut que fait, dans un ventre de femme, l’enfant qui va naître…

Peu à peu cependant l’exaltation s’affaisse, mes nerfs se détendent, et il me reste comme la fatigue d’un lendemain d’ivresse. La mélancolie passe sur mon front, comme là-haut dans le ciel, ce nuage qui roule et met son masque de coton gris sur la face du soleil.

L’horizon qui, à travers la vitre me menace de son immensité, la campagne qui s’étend muette et vide, cet espace et cette solitude m’emplissent peu à peu d’une poignante émotion…


Je ne sais à quel moment on a transporté la diligence sur le chemin de fer[1] ; mais je me sens pris d’une espèce de peur religieuse devant ce chemin que crève le front de cuivre de la locomotive, et où court ma vie… Et moi, le fier, moi, le brave, je me sens pâlir et je crois que je vais pleurer.

Justement le gendarme me regarde — du courage !

  1. En 1851, cela se faisait ainsi.