Page:Verne - Claudius Bombarnac.djvu/28

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La conversation continue. Fulk Ephrinell, on le pense bien, a voyagé un peu partout — et même plus loin, ajoute-t-il. Il connaît les deux Amériques et presque toute l’Europe. Mais c’est pour la première fois qu’il va mettre le pied en Asie. Il parle… il parle… et toujours ses wait a bit ! qu’il lance avec une faconde intarissable. Est-ce que l’Hudson aurait les mêmes propriétés que la Garonne de faire les langues bien pendues ?

Il s’en suit que j’écoutai pendant près de deux heures. À peine ai-je entendu le nom des stations jeté à chaque arrêt, Saganlong, Poily et autres. Pourtant j’aurais voulu examiner le paysage, mollement éclairé par la lune, et crayonner quelques notes au passage.

Heureusement mon discoureur a déjà traversé ces provinces orientales de la Géorgie. Il m’indique des sites, des bourgades, des cours d’eau, les montagnes qui se profilent à l’horizon. À peine si je les entrevois… Maudits railways ! On part, on arrive, et on n’a rien vu en route !

« Non ! m’écriai-je, ce n’est plus le charme des voyages en poste, en troïka, en tarantass, avec l’imprévu du chemin, l’originalité des auberges, le caquetage des relais, le coup de vodka des yemtchiks… et parfois la rencontre de ces honnêtes brigands, dont la race finira par s’éteindre…

— Monsieur Bombarnac, me demande Fulk Ephrinell, est-ce sérieusement que vous regrettez ces belles choses ?

— Très sérieusement, ai-je répondu. Avec les avantages de la ligne droite du railway, nous perdons le pittoresque de la ligne courbe ou de la ligne brisée des grandes routes d’autrefois. Et tenez, monsieur Ephrinell, est-ce que la lecture des récits de voyage en Transcaucasie, il y a quelque quarante ans, n’est pas faite pour vous laisser des regrets ? Verrai-je un seul de ces villages habités par les Cosaques, à la fois militaires et cultivateurs ? Assisterai-je à l’un de ces divertissements qui charmaient le touriste, ces « djiquitovkas » équestres, avec cavaliers debout sur leurs chevaux, lançant leurs sabres, déchar-