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communication du président barbicane.

on peut le dire, « il y avait du monde sur les remparts ». On connaissait assez le président pour savoir qu’il n’eût pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité.

Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère, d’un esprit éminemment sérieux et concentré ; exact comme un chronomètre, d’un tempérament à toute épreuve, d’un caractère inébranlable ; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires ; l’homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux Stuarts, et l’implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens Cavaliers de la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d’un seul bloc.

Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois ; nommé directeur de l’artillerie pendant la guerre, il se montra fertile en inventions ; audacieux dans ses idées, il contribua puissamment aux progrès de cette arme, et donna aux recherches expérimentales un incomparable élan.

C’était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits accentués semblaient tracés à l’équerre et au tire-ligne, et s’il est vrai que, pour deviner les instincts d’un homme, on doive le regarder de profil, Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de l’énergie, de l’audace et du sang-froid.

En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet, absorbé, le regard en dedans, abrité sous son chapeau à haute forme, cylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânes américains.

Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire ; ils s’interrogeaient, ils se lançaient dans le champ des suppositions, ils examinaient leur président et cherchaient, mais en vain, à dégager l’X de son imperturbable physionomie.

Lorsque huit heures sonnèrent à l’horloge fulminante de la grande salle, Barbicane, comme s’il eût été mû par un ressort, se redressa subitement ; il se fit un silence général, et l’orateur, d’un ton un peu emphatique, prit la parole en ces termes :

« Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paix inféconde est venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable désœuvrement. Après une période de quelques années, si pleine d’incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arrêter net sur la route du progrès. Je ne crains pas de le proclamer à haute voix, toute guerre qui nous remettrait les armes à la main serait bien venue…