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de la terre à la lune.

Qu’ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes ? Rien. Aussi admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le statisticien Pitcairn : en divisant le nombre des victimes tombées sous les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de ceux-ci avait tué pour son compte une « moyenne » de deux mille trois cent soixante-quinze hommes et une fraction.

À considérer un pareil chiffre, il est évident que l’unique préoccupation de cette société savante fut la destruction de l’humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation. C’était une réunion d’Anges Exterminateurs, au demeurant, les meilleurs fils du monde.

Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s’en tinrent pas seulement aux formules et qu’ils payèrent de leur personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade, lieutenants ou généraux, des militaires de tout âge, ceux qui débutaient dans la carrière des armes et ceux qui vieillissaient sur leur affût. Beaucoup restèrent sur le champ de bataille dont les noms figuraient au livre d’honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la plupart portaient les marques de leur indiscutable intrépidité. Béquilles, jambes de bois, bras articulés, mains à crochets, mâchoires en caoutchouc, crânes en argent, nez en platine, rien ne manquait à la collection, et le susdit Pitcairn calcula également que, dans le Gun-Club, il n’y avait pas tout à fait un bras pour quatre personnes, et seulement deux jambes pour six.

Mais ces vaillants artilleurs n’y regardaient pas de si près, et ils se sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d’une bataille relevait un nombre de victimes décuple de la quantité de projectiles dépensés.

Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons, la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s’empilèrent dans les parcs, les souvenirs sanglants s’effacèrent, les cotonniers poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les vêtements de deuil achevèrent de s’user avec les douleurs, et le Gun-Club demeura plongé dans un désœuvrement profond.

Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien encore à des calculs de balistique ; ils rêvaient toujours de bombes gigantesques et d’obus incomparables. Mais, sans la pratique, pourquoi ces vaines théories ? Aussi les salles devenaient désertes, les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de ronflements tristes, et les membres du Gun-Club,