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Peut-être avaient-ils un défaut, — qui peut se flatter d’être parfait ? C’était d’émailler leur conversation d’images et citations empruntées au célèbre châtelain d’Abbotsford, et plus particulièrement aux poèmes épiques d’Ossian, dont ils raffolaient. Mais qui pourrait leur en faire un reproche dans le pays de Fingal et de Walter Scott ?

Pour achever de les peindre d’une dernière touche, il convient de noter qu’ils étaient grands priseurs. Or, personne n’ignore que l’enseigne des marchands de tabac, dans le Royaume-Uni, représente le plus souvent un vaillant Écossais, la tabatière à la main, se pavanant dans son costume traditionnel. Eh bien, les frères Melvill auraient pu figurer avantageusement sur l’un de ces battants de zinc peinturluré, qui grincent à l’auvent des débits. Ils prisaient autant et même plus que quiconque en deçà comme au delà de la Tweed. Mais, détail caractéristique, ils n’avaient qu’une seule tabatière, — énorme, par exemple. Ce meuble portatif passait successivement de la poche de l’un dans la poche de l’autre. C’était comme un lien de plus entre eux. Il va sans dire qu’ils éprouvaient au même moment, dix fois par heure peut-être, le besoin de humer l’excellente poudre nicotique qu’ils faisaient venir de France. Lorsque l’un tirait la tabatière des profondeurs de son vêtement, c’est que tous deux avaient envie d’une bonne prise, et s’ils éternuaient, de se dire : « Dieu nous bénisse ! »

En somme, deux véritables enfants, les frères Sam et Sib, pour tout ce qui concernait les réalités de la vie ; assez peu au courant des choses pratiques de ce monde ; en affaires industrielles, financières ou commerciales, absolument nuls et ne prétendant point à les connaître ; en politique, peut-être Jacobites au fond, conservant quelques préjugés contre la dynastie régnante de Hanovre, songeant au dernier des Stuarts, comme un Français pourrait songer au dernier des Valois ; dans les questions de sentiment, enfin, moins connaisseurs encore.

Et cependant les frères Melvill n’avaient qu’une idée : voir clair dans le cœur de miss Campbell, deviner ses plus secrètes pensées, les diriger s’il le fallait, les développer si cela était nécessaire, et finalement la marier à un brave garçon de leur choix, qui ne pourrait faire autrement que de la rendre heureuse.

À les en croire, — ou plutôt à les entendre parler, — il paraît qu’ils avaient précisément trouvé le brave garçon, auquel incomberait cette aimable tâche ici-bas.