Page:Verne - L’École des Robinsons - Le Rayon vert.djvu/57

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
45
nouveau personnage.

n’avait jamais vu rire un acteur chinois, et même avoue-t-il n’avoir pu reconnaître si l’une de ces pièces à laquelle il assistait était une tragédie ou une simple farce.

Bref, Seng-Vou était un comique. La saison terminée, riche de succès, plus peut-être que d’espèces sonnantes, il avait voulu regagner son pays autrement qu’à l’état de cadavre[1]. C’est pourquoi, à tout hasard, il s’était glissé subrepticement dans la cale du Dream.

Muni de provisions, espérait-il donc faire incognito cette traversée de quelques semaines ; puis débarquer sur un point de la côte chinoise, comme il s’était embarqué, sans être vu ?

C’est possible, après tout. En somme, le cas n’était certainement pas pendable.

Aussi Godfrey avait-il eu raison d’intervenir en faveur de l’intrus, et le capitaine Turcotte, qui se faisait plus méchant qu’il n’était, renonça-t-il, sans trop de peine, à envoyer Seng-Vou par-dessus le bord, s’ébattre dans les eaux du Pacifique.

Seng-Vou ne réintégra donc pas sa cachette au fond du navire, mais il ne devait pas être bien gênant à bord. Flegmatique, méthodique, peu communicatif, il évitait soigneusement les matelots, qui avaient toujours quelque bourrade à sa disposition ; il se nourrissait sur sa réserve de provisions. Tout compte fait, il était assez maigre pour que son poids, ajouté en surcharge, n’accrût pas sensiblement les frais de navigation du Dream. Si Seng-Vou passait gratuitement, à coup sûr son passage ne coûterait pas un cent à la caisse de William W. Kolderup.

Sa présence à bord, cependant, amena de la part du capitaine Turcotte une réflexion, dont son second, sans doute, fut seul à comprendre le sens particulier :

« Il va bien nous gêner, ce damné Chinois, quand il faudra !… Après tout, tant pis pour lui !

— Pourquoi s’est-il embarqué frauduleusement sur le Dream ! répondit le second.

— Surtout pour aller à Shangaï ! répliqua le capitaine Turcotte. Au diable John et les fils de John ! »

  1. L’habitude des Chinois est de se faire enterrer dans leur pays, et il y a des navires qui sont uniquement affectés à ce transport de cadavres