Page:Verne - Le Château des Carpathes.djvu/15

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éclatante lumière, son relief se détachait crûment, avec cette netteté que présentent les vues stéréoscopiques. Néanmoins, il fallait que l’œil du pâtour fût doué d’une grande puissance de vision pour distinguer quelque détail de cette masse lointaine.

Soudain le voilà qui s’écrie en hochant la tête :

« Vieux burg !… Vieux burg !… Tu as beau te carrer sur ta base !… Encore trois ans, et tu auras cessé d’exister, puisque ton hêtre n’a plus que trois branches ! »

Ce hêtre, planté à l’extrémité de l’un des bastions du burg, s’appliquait en noir sur le fond du ciel comme une fine découpure de papier, et c’est à peine s’il eût été visible pour tout autre que Frik à cette distance. Quant à l’explication de ces paroles du berger, qui étaient provoquées par une légende relative au château, elle sera donnée en son temps.

« Oui ! répéta-t-il, trois branches… Il y en avait quatre hier, mais la quatrième est tombée cette nuit… Il n’en reste que le moignon… Je n’en compte plus que trois à l’enfourchure… Plus que trois, vieux burg… plus que trois ! »

Lorsqu’on prend un berger par son côté idéal, l’imagination en fait volontiers un être rêveur et contemplatif ; il s’entretient avec les planètes ; il confère avec les étoiles ; il lit dans le ciel. Au vrai, c’est généralement une brute ignorante et bouchée. Pourtant la crédulité publique lui attribue aisément le don du surnaturel ; il possède des maléfices ; suivant son humeur, il conjure les sorts ou les jette aux gens et aux bêtes — ce qui est tout un dans ce cas ; il vend des poudres sympathiques ; on lui achète des philtres et des formules. Ne va-t-il pas jusqu’à rendre les sillons stériles, en y lançant des pierres enchantées, et les brebis infécondes rien qu’en les regardant de l’œil gauche ? Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays. Même au milieu des campagnes plus civilisées, on ne passe pas devant un berger, sans lui adresser quelque parole amicale, quelque bonjour significatif, en le saluant du nom de « pasteur » auquel il tient. Un coup de chapeau, cela permet d’échapper aux