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le chancellor.

radeau. Le charpentier Daoulas, Robert Kurtis, le bosseman, d’autres matelots, s’emploient à le consolider avec des cordes. D’énormes paquets de mer tombent d’aplomb, et ces pesantes douches nous mouillent jusqu’aux os d’une eau presque tiède. M. Letourneur se jette au-devant de ces lames furieuses, comme pour préserver son fils d’un choc trop violent. Miss Herbey est immobile. On dirait une statue de la résignation.

En ce moment, à la rapide lueur des éclairs, j’aperçois de gros nuages, très-étendus et probablement très-profonds, qui ont pris une couleur roussâtre, et un pétillement, semblable à un feu de mousqueterie, retentit dans l’air. C’est un crépitement particulier, produit par une série de décharges électriques, auxquelles les grêlons servent d’intermédiaires entre les nuages opposés. Et, en effet, par suite de la rencontre d’un nuage orageux et d’un courant d’air froid, la grêle s’est formée et tombe avec une extrême violence. Nous sommes mitraillés par ces grêlons, de la grosseur d’une noix, qui frappent la plate-forme avec une sonorité métallique.

Le météore persiste ainsi pendant une demi-heure et contribue à abattre le vent ; mais celui-ci, après avoir sauté à tous les points du compas, reprend ensuite avec une incomparable violence. Le mât du radeau, dont les haubans se rompent, est couché en travers, et on se hâte de le dégager de son emplanture, afin qu’il ne se brise pas par le pied. Le gouvernail est démonté d’un coup de mer, et la godille s’en va en dérive sans qu’il soit possible de la retenir. En même temps, les pavois de bâbord sont arrachés, et les lames se précipitent par cette brèche.

Le charpentier et les matelots veulent réparer l’avarie, mais les secousses les en empêchent, et ils roulent les uns sur les autres, lorsque le radeau, enlevé par de monstrueuses lames, s’incline sous un angle de plus de quarante-cinq degrés. Comment ces hommes ne sont-ils pas emportés ? Comment les cordes qui nous retiennent ne cassent-elles pas ? Comment ne sommes-nous pas tous jetés à la mer ? c’est ce qui ne peut s’expliquer. Quant à moi, il me paraît impossible que, dans un de ces mouvements désordonnés, le radeau ne soit pas culbuté, et alors, liés à ces planches, nous périrons dans les convulsions de l’asphyxie !

En effet, vers trois heures du matin, au moment où l’ouragan se déchaîne plus violemment que jamais, le radeau, enlevé sur le dos d’une lame, s’est, pour ainsi dire, placé de champ. Des cris d’effroi s’échappent ! Nous allons chavirer !… Non… Le radeau s’est maintenu sur la crête de la lame, à une hauteur inconcevable, et sous l’intense lueur des éclairs qui se croisent en tous sens, effarés,