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journal du passager j.-r. kazallon.

— Excellente, monsieur, puisque les poissons ont mordu ! »

Je regarde le bosseman, qui me regarde à son tour.

« Vous reste-t-il encore de quoi amorcer vos lignes ? ai-je demandé.

— Oui, » répond le bosseman à voix basse, et il me quitte sans ajouter une parole.

Cependant, cette maigre nourriture nous a rendu quelques forces, et avec elles un peu d’espoir. Nous parlons de la pêche du bosseman, et il nous semble impossible qu’il ne réussisse pas une seconde fois. Le sort se lasserait-il enfin de nous éprouver ?

Preuve incontestable qu’une détente s’est produite dans nos esprits, c’est que nous revenons à parler du passé. Notre pensée n’est plus fixée uniquement sur ce présent douloureux et sur l’avenir épouvantable qui nous menace. MM. Letourneur, Falsten, le capitaine et moi, nous rappelons les faits qui se sont accomplis depuis le naufrage. Nous revoyons nos compagnons disparus, les détails de l’incendie, l’échouement du navire, le récif de Ham-Rock, la voie d’eau, cette effrayante navigation dans les hunes, le radeau, la tempête, tous ces incidents qui semblent maintenant si éloignés. Oui ! Tout cela s’est passé, et nous vivons encore !

Nous vivons ! Est-ce que cela peut s’appeler vivre ! De vingt-huit, nous ne sommes plus que quatorze, et bientôt nous ne serons que treize, peut-être !

« Un mauvais nombre ! dit le jeune Letourneur, mais nous aurons de la peine à trouver un quatorzième ! »

Pendant la nuit du 8 au 9, le bosseman a jeté de nouveau ses lignes, à l’arrière du radeau, et il est resté lui-même à les surveiller, sans vouloir confier ce soin à personne.

Le matin, je vais près de lui. Le jour se lève à peine, et de ses yeux ardents il cherche à percer l’obscurité des eaux. Il ne m’a pas vu, il ne m’a même pas entendu venir.

Je lui touche légèrement l’épaule. Il se retourne vers moi.

« Eh bien, bosseman ?

— Eh bien, ces maudits requins ont dévoré mes amorces ! répond-il d’une voix sourde.

— Il ne vous en reste plus ?

— Non ! Et savez-vous ce que cela prouve, monsieur ? ajoute-t-il en m’étreignant le bras. Cela prouve qu’il ne faut pas faire les choses à demi… »

Je lui mets la main sur la bouche ! J’ai compris !…

Pauvre Walter !