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martin paz.

Certa devint épris de la jeune juive. Ce qui eût paru inexplicable, c’était les cent mille piastres, prix de la main de Sarah ; mais ce marché était secret. D’ailleurs, il fallait bien que ce Samuel trafiquât des sentiments comme des produits indigènes. Banquier, prêteur, marchand, armateur, il avait le talent de faire affaire avec tout le monde. La goëlette l’Annonciacion, qui cherchait à atterrir cette nuit-là vers l’embouchure de la Rimac, appartenait au juif Samuel.

Au milieu de ce mouvement d’affaires, par un entêtement traditionnel, cet homme accomplissait les rites de sa religion avec une superstition minutieuse, et sa fille avait été soigneusement instruite des pratiques israélites.

Aussi, lorsque, dans cette conversation, le métis lui eut laissé voir son déplaisir à ce sujet, le vieillard demeura-t-il muet et pensif. Ce fut André Certa qui rompit le silence, en lui disant :

« Oubliez-vous donc que le motif pour lequel j’épouse Sarah l’obligera à se convertir au catholicisme ?

— Vous avez raison, répondit tristement Samuel ; mais, de par la Bible, Sarah sera juive tant qu’elle sera ma fille ! »

En ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit, et le majordome entra.

« Le meurtrier est-il arrêté ? demanda Samuel.

— Tout nous porte à croire qu’il est mort ! répondit le majordome.

— Mort ! fit André Certa avec un mouvement de joie.

— Pris entre nous et une troupe de soldats, il s’est vu forcé de franchir le parapet du pont et de se précipiter dans la Rimac.

— Mais qui vous prouve qu’il n’a pu gagner l’une des rives ? demanda Samuel.

— La fonte des neiges a rendu le courant torrentiel en cet endroit, répondit le majordome. D’ailleurs, nous nous sommes postés des deux côtés du fleuve, et le fugitif n’a pas reparu. J’ai laissé des sentinelles qui passeront la nuit à surveiller les rives de la Rimac.

— Bien, dit le vieillard, il s’est fait justice lui-même ! L’avez-vous reconnu, dans sa fuite ?

— Parfaitement. C’était Martin Paz, l’Indien des montagnes.

— Est-ce que cet homme épiait Sarah depuis quelque temps ? demanda le juif.

— Je ne sais, répondit le majordome.

— Faites venir la vieille Ammon. »

Le majordome se retira.

« Ces Indiens, fit le vieillard, ont entre eux des affiliations secrètes. Il faut savoir si les poursuites de cet homme remontent à une époque éloignée. »

La duègne entra et demeura debout devant son maître.