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martin paz.

Un soir donc, au lieu de tourner ses pas du côté de la pleine mer, l’Indien prit par les hautes roches sur lesquelles reposent les principales habitations de Chorillos, et il entra dans une maison précédée d’un large escalier de pierre.

C’était la maison des jeux. La journée avait été rude pour plus d’un Liménien. Quelques-uns, brisés par les fatigues de la nuit précédente, reposaient à terre, enveloppés dans leur puncho.

D’autres joueurs étaient assis devant un large tapis vert, divisé en quatre tableaux par deux lignes qui se coupaient au centre à angles droits ; sur chacun des compartiments se trouvaient les premières lettres des mots azar et suerte (hasard et sort), A et S. Les joueurs pontaient sur l’une ou l’autre de ces lettres ; le banquier tenait les enjeux et jetait sur la table deux dés, dont les points combinés faisaient gagner l’A ou l’S.

En ce moment, les parties du « monté » étaient animées. Un métis poursuivait la chance défavorable avec une ardeur fébrile.

« Deux mille piastres ! » s’écria-t-il.

Le banquier agita ses dés, et le joueur éclata en imprécations.

« Quatre mille piastres ! » dit-il de nouveau.

Il les perdit encore.

Martin Paz, protégé par l’ombre du salon, put regarder le joueur en face.

C’était André Certa.

Debout, près de lui, se tenait le juif Samuel.

« Assez joué, señor, lui dit Samuel. La veine n’est pas pour vous aujourd’hui !

— Que vous importe ! » répondit brusquement le métis.

Samuel se pencha à son oreille.

« S’il ne m’importe pas à moi, dit-il, il vous importe de rompre avec ces habitudes pendant les derniers jours qui précèdent votre mariage !

— Huit mille piastres ! » répondit André Certa, en pontant sur l’S.

L’A sortit. Le métis laissa échapper un blasphème. Le banquier reprit :

« Faites vos jeux ! »

André Certa, tirant des billets de sa poche, allait hasarder une somme considérable ; il la déposa même sur un des tableaux, et le banquier remuait déjà ses dés, quand un signe de Samuel l’arrêta court. Le juif se pencha de nouveau à l’oreille du métis et lui dit :

« S’il ne vous reste rien pour conclure notre marché, ce soir tout sera rompu ! »

André Certa leva les épaules, fit un geste de rage ; puis, reprenant son argent, il sortit.