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martin paz.

marchaient gaiement par groupes de parents ou d’amis. Chaque groupe portait ses provisions, précédé d’un joueur de guitare, qui chantait les airs les plus populaires. Ces promeneurs s’avançaient par les champs de maïs et d’alfalfa, à travers les bosquets de bananiers, et ils traversaient ces belles allées plantées de saules, pour retrouver les bois de citronniers et d’orangers, dont les parfums se confondaient avec les sauvages odeurs de la montagne. Tout le long de la route, des cabarets ambulants offraient l’eau-de-vie et la bière, dont les copieuses libations excitaient aux rires et aux clameurs. Les cavaliers faisaient caracoler leurs chevaux au milieu de la foule et luttaient de vitesse, d’adresse et d’habileté.

Il régnait dans cette fête, qui tire son nom des petites fleurs de la montagne, une fougue et une liberté inconcevables ; et, cependant, jamais une rixe n’éclatait entre les mille cris de la joie publique. À peine si quelques lanciers à cheval, ornés de leurs cuirasses étincelantes, maintenaient çà et là l’ordre parmi la population.

Et quand toute cette foule arriva enfin sur le plateau des Amancaës, une immense clameur d’admiration fut répétée par les profondeurs de la montagne.

Aux pieds des spectateurs s’étendait l’ancienne Cité des rois, qui dressait hardiment vers le ciel ses tours et ses clochers pleins d’étourdissants carillons. San-Pedro, Saint-Augustin, la cathédrale appelaient le regard sur leurs toitures resplendissantes des rayons du soleil ; San-Domingo, la riche église dont la madone n’est jamais vêtue deux jours de suite des mêmes draperies, élevait plus haut que ses voisines sa flèche évidée. Sur la droite, l’océan Pacifique faisait onduler ses vastes plaines bleues au souffle de la brise, et l’œil, en revenant du Callao à Lima, se promenait sur tous ces monuments funéraires qui contenaient les restes de la grande dynastie des Incas. À l’horizon, le cap Morro-Solar encadrait les splendeurs de ce tableau.

Mais, pendant que les Liméniens admiraient ces pittoresques points de vue, un drame sanglant se préparait sur les sommets glacés des Cordillères.

En effet, pendant que la ville était presque désertée par ses habitants ordinaires, un grand nombre d’Indiens erraient dans les rues. Ces hommes, qui d’ordinaire prenaient une part active aux jeux des Amancaës, se promenaient alors silencieusement avec de singulières préoccupations. Souvent, quelque chef affairé leur jetait un ordre secret et reprenait sa route, et tous se réunissaient peu à peu dans les riches quartiers de la ville.

Cependant le soleil commençait à baisser à l’horizon. C’était l’heure à laquelle l’aristocratie liménienne allait à son tour aux Amancaës. Les plus riches toilettes resplendissaient dans les équipages qui défilaient à droite et à gauche sous les