Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/66

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Pendant l’absence de M. Jean, sur le conseil d’Irma, je m’étais chargé d’observer les agissements de Frantz von Grawert. Du reste, comme Mlle Marthe ne sortit qu’une fois pour aller au temple, elle ne fut point rencontrée par le lieutenant. Chaque jour, celui-ci passait à plusieurs reprises devant la maison de M. de Lauranay, tantôt à pied, se dandinant et faisant craquer ses bottes, tantôt cavalcadant et caracolant sur son cheval, — une bête magnifique, — comme son maître, d’ailleurs. Mais grilles fermées, porte close. Je laisse à penser s’il devait rager en dedans. Aussi convenait-il de hâter le mariage.

Et c’est même pour cela que M. Jean avait voulu se rendre une dernière fois à Berlin. Quoiqu’il arrivât, il était décidé que l’on fixerait la date de la cérémonie dès qu’il serait revenu à Belzingen.

M. Jean était parti le 18 juin. Il ne devait rentrer que le 21. Pendant ce temps, j’avais travaillé avec ardeur. Mme Keller remplaçait son fils près de moi. Elle y mettait une complaisance qui ne se lassait point. Avec quelle impatience nous attendions le retour de l’absent, on l’imagine ! En effet, les choses pressaient. On en jugera par ce qui suit et que je vais raconter d’après ce que j’ai appris plus tard, sans donner mon appréciation, car — j’en fais volontiers l’aveu — lorsqu’il s’agit du fond et du tréfonds de la politique, je n’y entends goutte.

Depuis 90, les émigrés français étaient réfugiés à Coblentz. L’année dernière, en 91, après avoir accepté la constitution, le roi Louis XVI avait notifié cette acceptation aux puissances étrangères. L’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, protestèrent alors de leurs intentions amicales. Mais pouvait-on s’y fier ? Les émigrés, eux, ne cessaient de pousser à la guerre. Ils passaient des marchés de fournitures, ils formaient des cadres. Bien que le roi leur eût donné l’ordre de rentrer en France, ils n’interrompaient point leurs préparatifs. Quoique l’assemblée législative eût sommé les électeurs de Trèves, de Mayence et autres princes de l’Empire d’avoir à disperser les rassemblements sur leur frontière, ils étaient toujours là, prêts à conduire les envahisseurs.