Page:Verne - Les Enfants du capitaine Grant.djvu/371

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M. de Rienzi proposa de classer ces malheureux dans une race à part qu’il nommait les « pithécomorphes », c’est-à-dire hommes à formes de singes.

Mais lady Helena avait encore plus raison que Mac Nabbs, en tenant pour des êtres doués d’une âme ces indigènes placés au dernier degré de l’échelle humaine. Entre la brute et l’Australien existe l’infranchissable abîme qui sépare les genres. Pascal a justement dit que l’homme n’est brute nulle part. Il est vrai qu’il ajoute avec non moins de sagesse, « ni ange non plus ».

Or, précisément, lady Helena et Mary Grant donnaient tort à cette dernière partie de la proposition du grand penseur. Ces deux charitables femmes avaient quitté le chariot ; elles tendaient une main caressante à ces misérables créatures ; elles leur offraient des aliments que ces sauvages avalaient avec une répugnante gloutonnerie. Les indigènes devaient d’autant mieux prendre lady Helena pour une divinité, que, suivant leur religion, les blancs sont d’anciens noirs, blanchis après leur mort.

Mais ce furent les femmes, surtout, qui excitèrent la pitié des voyageuses. Rien n’est comparable à la condition de l’Australienne ; une nature marâtre lui a même refusé le moindre charme ; c’est une esclave, enlevée par la force brutale, qui n’a eu d’autre présent de noce que des coups de « waddie », sorte de bâton rivé à la main de son maître. Depuis ce moment, frappée d’une vieillesse précoce et foudroyante, elle a été accablée de tous les pénibles travaux de la vie errante, portant avec ses enfants enroulés dans un paquet de jonc les instruments de pêche et de chasse, les provisions de « phormium tenax », dont elle fabrique des filets. Elle doit procurer des vivres à sa famille ; elle chasse les lézards, les opossums et les serpents jusqu’à la cime des arbres ; elle coupe le bois du foyer ; elle arrache les écorces de la tente ; pauvre bête de somme, elle ignore le repos, et ne mange qu’après son maître les restes dégoûtants dont il ne veut plus.

En ce moment, quelques-unes de ces malheureuses, privées de nourriture depuis longtemps peut-être, essayaient d’attirer les oiseaux en leur présentant des graines.

On les voyait étendues sur le sol brûlant, immobiles, comme mortes, attendre pendant des heures entières qu’un naïf oiseau vînt à portée de leur main ! Leur industrie en fait de pièges n’allait pas plus loin, et il fallait être un volatile australien pour s’y laisser prendre.

Cependant les indigènes, apprivoisés par les avances des voyageurs, les entouraient, et l’on dut se garder alors contre leurs instincts éminemment pillards. Ils parlaient un idiome sifflant, fait de battements de langue. Cela ressemblait à des cris d’animaux. Cependant, leur voix avait souvent