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les enfants

faut des siècles pour changer la nature d’une race d’hommes. Ce que les Maoris ont été, ils le seront longtemps encore. Toute leur histoire est faite de sang. Que d’équipages ils ont massacrés et dévorés, depuis les matelots de Tasman jusqu’aux marins du Hawes ! Et ce n’est pas la chair blanche qui les a mis en appétit. Bien avant l’arrivée des Européens, les Zélandais demandaient au meurtre l’assouvissement de leur gloutonnerie. Maints voyageurs vécurent parmi eux, qui ont assisté à des repas de cannibales, où les convives n’étaient poussés que par le désir de manger d’un mets délicat, comme la chair d’une femme ou d’un enfant !

— Bah ! fit le major, ces récits ne sont-ils pas dus pour la plupart à l’imagination des voyageurs ? On aime volontiers à revenir des pays dangereux et de l’estomac des anthropophages !

— Je fais la part de l’exagération, répondit Paganel. Mais des hommes dignes de foi ont parlé, les missionnaires Kendall, Mardsen, les capitaines Dillon, d’Urville, Laplace, d’autres encore, et je crois à leurs récits, je dois y croire. Les Zélandais sont cruels par nature. À la mort de leurs chefs, ils immolent des victimes humaines. Ils prétendent par ces sacrifices apaiser la colère du défunt, qui pourrait frapper les vivants, et en même temps lui offrir des serviteurs pour l’autre vie ! Mais comme ils mangent ces domestiques posthumes, après les avoir massacrés, on est fondé à croire que l’estomac les y pousse plus que la superstition.

— Cependant, dit John Mangles, j’imagine que la superstition joue un rôle dans les scènes du cannibalisme. C’est pourquoi, si la religion change, les mœurs changeront aussi.

— Bon, ami John, répondit Paganel. Vous soulevez là cette grave question de l’origine de l’anthropophagie. Est-ce la religion, est-ce la faim qui a poussé les hommes à s’entre-dévorer ? Cette discussion serait au moins oiseuse en ce moment. Pourquoi le cannibalisme existe ? La question n’est pas encore résolue ; mais il existe, fait grave, dont nous n’avons que trop de raisons de nous préoccuper. »

Paganel disait vrai. L’anthropophagie est passée à l’état chronique dans la Nouvelle-Zélande, comme aux îles Fidji ou au détroit de Torrès. La superstition intervient évidemment dans ces odieuses coutumes, mais il y a des cannibales, parce qu’il y a des moments où le gibier est rare et la faim grande. Les sauvages ont commencé par manger de la chair humaine pour satisfaire les exigences d’un appétit rarement rassasié ; puis, les prêtres ont ensuite réglementé et sanctifié ces monstrueuses habitudes. Le repas est devenu cérémonie, voilà tout.

D’ailleurs, aux yeux des Maoris, rien de plus naturel que de se manger les uns les autres. Les missionnaires les ont souvent interrogés à propos du