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kin-fo, ses deux acolytes et son valet.

Soun, de plus en plus fatigué. C’est Kin-Fo, dans cette bizarre disposition d’esprit qui le porte à fuir et à chercher à la fois l’introuvable Wang. C’est le client de la Centenaire, qui ne demande à cet incessant va-et-vient que l’oubli de sa situation et peut-être une garantie contre les dangers invisibles dont il est menacé. Le meilleur tireur a quelque chance de manquer un but mobile, et Kin-Fo veut être ce but qui ne s’immobilise jamais.

Les voyageurs avaient repris à Nan-King l’un de ces rapides steamboats américains, vastes hôtels flottants, qui font le service du fleuve Bleu. Soixante heures après, ils débarquaient à Ran-Kéou, sans avoir même admiré ce rocher bizarre, le « Petit-Orphelin », qui s’élève au milieu du courant du Yang-Tze-Kiang, et dont un temple, desservi par les bonzes, couronne si hardiment le sommet.

À Ran-Kéou, située au confluent du fleuve Bleu et de son important tributaire le Ran-Kiang[1], l’errant Kin-Fo ne s’était arrêté qu’une demi-journée. Là, encore, se retrouvaient en ruines irréparables les souvenirs des Taï-ping ; mais, ni dans cette ville commerçante, qui n’est, à vrai dire, qu’une annexe de la préfecture de Ran-Yang-Fou, bâtie sur la rive droite de l’affluent, ni à Ou-Tchang-Fou, capitale de cette province du Rou-Pé, élevée sur la rive droite du fleuve, l’insaisissable Wang ne laissa voir trace de son passage. Plus de ces terribles lettres que Kin-Fo avait retrouvées à Nan-King sur le tombeau du bonze couronné.

Si Craig et Fry avaient jamais pu espérer que, de ce voyage en Chine, ils emporteraient quelque aperçu des mœurs ou quelque connaissance des villes, ils furent bientôt détrompés. Le temps leur eût même manqué pour prendre des notes, et leurs impressions auraient été réduites à quelques noms de cités et de bourgs ou à quelques quantièmes de mois ! Mais ils n’étaient ni curieux ni bavards. Ils ne se parlaient presque jamais. À quoi bon ? Ce que Craig pensait, Fry le pensait aussi. Ce n’eût été qu’un monologue. Donc, pas plus que leur client, ils n’observèrent cette double physionomie commune à la plupart des cités chinoises, mortes au centre, mais vivantes à leurs faubourgs. À peine, à Ran-Kéou, aperçurent-ils le quartier européen, aux rues larges et rectangulaires, aux habitations élégantes, et la promenade ombragée de grands arbres qui longe la rive du fleuve Bleu. Ils avaient des yeux pour ne voir qu’un homme, et cet homme restait invisible.

  1. Dans la Chine méridionale, les fleuves et rivières sont indiqués par la terminaison « Kiang » ; dans la Chine septentrionale, par la terminaison « Ro. »