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les tribulations d’un chinois en chine

ruine, n’était-il pas entré dans une période de malchance vraiment extraordinaire ? Ne s’établirait-il pas une compensation entre la seconde partie de son existence et la première, dont il avait eu la folie de méconnaître les avantages ? Cette série de conjonctures adverses finirait-elle avec la reprise de la lettre, qui était dans les mains de Lao-Shen, si toutefois il parvenait à la lui reprendre sans coup férir ? L’aimable Lé-ou, par sa présence, par ses soins, par sa tendresse, par son aimable gaieté, arriverait-elle à conjurer les méchants esprits acharnés contre sa personne ? Oui ! tout ce passé lui revenait, il s’en préoccupait, il s’en inquiétait ! Et Wang ! Certes ! il ne pouvait l’accuser d’avoir voulu tenir une promesse jurée ; mais Wang, le philosophe, l’hôte assidu du yamen de Shang-Haï, ne serait plus là pour lui enseigner la sagesse !

… « Vous allez tomber ! cria en ce moment le guide, dont le chameau venait d’être heurté par celui de Kin-Fo, qui avait failli choir au milieu de son rêve.

— Sommes-nous arrivés ? demanda-t-il.

— Il est huit heures, répondit le guide, et je propose de faire halte pour dîner.

— Et après ?

— Après, nous nous remettrons en route.

— Il fera nuit.

— Oh ! ne craignez pas que je vous égare ! La Grande-Muraille n’est pas à vingt lis d’ici, et il convient de laisser souffler nos bêtes !

— Soit ! » répondit Kin-Fo.

Sur la route, s’élevait une masure abandonnée. Un petit ruisseau coulait auprès, dans une sinueuse ravine, et les chameaux purent s’y désaltérer.

Pendant ce temps, avant que la nuit fût tout à fait venue, Kin-Fo et ses compagnons s’installèrent dans cette masure, et, là, ils mangèrent comme des gens dont une longue route vient d’aiguiser l’appétit.

La conversation, cependant, manqua d’entrain. Une ou deux fois, Kin-Fo la mit sur le compte de Lao-Shen. Il demanda au guide ce qu’était ce Taï-ping, s’il le connaissait. Le guide secoua la tête en homme qui n’est pas rassuré, et, autant que possible, il évita de répondre.

« Vient-il quelquefois dans la province ? demanda Kin-Fo.

— Non, répondit le guide, mais des Taï-ping de sa bande ont plusieurs fois passé la Grande-Muraille, et il ne faisait pas bon les rencontrer ! Bouddha nous garde des Taï-ping ! »