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conclusion peu inattendue.

dehors. Vigoureusement tenu, Kin-Fo dut faire quelques pas. Puis, ses gardiens l’obligèrent à s’arrêter.

« S’il s’agit de mourir enfin, s’écria-t-il, je ne vous demande pas de me laisser une vie dont je n’ai rien su faire, mais accordez-moi, du moins, de mourir au grand jour, en homme qui ne craint pas de regarder la mort !

— Soit ! dit une voix grave. Qu’il soit fait comme le condamné le désire ! »

Soudain, le bandeau qui lui couvrait les yeux fut arraché.

Kin-Fo jeta alors un regard avide autour de lui…

Était-il le jouet d’un rêve ? Une table, somptueusement servie, était là, devant laquelle cinq convives, l’air souriant, paraissaient l’attendre pour commencer leur repas. Deux places non occupées semblaient demander deux derniers convives.

« Vous ! vous ! Mes amis, mes chers amis ! Est-ce bien vous que je vois ? » s’écria Kin-Fo avec un accent impossible à rendre.

Mais non ! Il ne s’abusait pas. C’était Wang, le philosophe ! C’étaient Yin-Pang, Houal, Pao-Shen, Tim, ses amis de Canton, ceux-là mêmes qu’il avait traités, deux mois auparavant, sur le bateau-fleurs de la rivière des Perles, ses compagnons de jeunesse, les témoins de ses adieux à la vie de garçon !

Kin-Fo ne pouvait en croire ses yeux. Il était chez lui, dans la salle à manger de son yamen de Shang-Haï !

« Si c’est toi ! s’écria-t-il en s’adressant à Wang, si ce n’est pas ton ombre, parle-moi…

— C’est moi-même, ami, répondit le philosophe. Pardonneras-tu à ton vieux maître, la dernière et un peu rude leçon de philosophie qu’il ait dû te donner ?

— Eh quoi ! s’écria Kin-Fo. Ce serait toi, toi, Wang !

— C’est moi, répondit Wang, moi qui ne m’étais chargé de la mission de t’arracher la vie que pour qu’un autre ne s’en chargeât pas ! Moi, qui ai su, avant toi, que tu n’étais pas ruiné, et qu’un moment viendrait où tu ne voudrais plus mourir ! Mon ancien compagnon, Lao-Shen, qui vient de faire sa soumission et sera désormais le plus ferme soutien de l’Empire, a bien voulu m’aider à te faire comprendre, en te mettant en présence de la mort, quel est le prix de la vie ! Si, au milieu de terribles angoisses, je t’ai laissé et, qui pis est, si je t’ai fait courir, encore bien que mon cœur en saignât, presque au-delà de ce qu’il était humain de le faire, c’est que j’avais la certitude que c’était après le bonheur que tu courais, et que tu finirais par l’attraper en route ! »