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réponse de kin-fo à lé-ou.

Et ses pieds ? Eh bien, ses pieds étaient petits, non par suite de cette coutume de déformation barbare qui tend heureusement à se perdre, mais parce que la nature les avait faits tels. Cette mode dure depuis sept cents ans déjà, et elle est probablement due à quelque princesse estropiée. Dans son application la plus simple, opérant la flexion de quatre orteils sous la plante, tout en laissant le calcaneum intact, elle fait de la jambe une sorte de tronc de cône, gêne absolument la marche, prédispose à l’anémie et n’a pas même pour raison d’être, comme on a pu le croire, la jalousie des époux. Aussi s’en va-t-elle de jour en jour, depuis la conquête tartare. Maintenant, on ne compte pas trois Chinoises sur dix, ayant été soumises dès le premier âge à cette suite d’opérations douloureuses, qui entraînent la déformation du pied.

« Il n’est pas possible qu’une lettre n’arrive pas aujourd’hui ! dit encore Lé-ou. Voyez donc, vieille mère.

— C’est tout vu ! » répondit fort irrespectueusement Mademoiselle Nan, qui sortit de la chambre en grommelant.

Lé-ou voulut alors travailler pour se distraire un peu. C’était encore penser à Kin-Fo, puisqu’elle lui brodait une paire de ces chaussures d’étoffe, dont la fabrication est presque uniquement réservée à la femme dans les ménages chinois, à quelque classe qu’elle appartienne. Mais l’ouvrage lui tomba bientôt des mains. Elle se leva, prit dans une bonbonnière deux ou trois pastèques, qui craquèrent sous ses petites dents, puis elle ouvrit un livre, le Nushun, ce code d’instructions dont toute honnête épouse doit faire sa lecture habituelle.

« De même que le printemps est pour le travail la saison favorable, de même l’aube est le moment le plus propice de la journée.

« Levez-vous de bonne heure, ne vous laissez pas aller aux douceurs du sommeil.

« Soignez le mûrier et le chanvre.

« Filez avec zèle la soie et le coton.

« La vertu des femmes est dans l’activité et l’économie.

« Les voisins feront votre éloge… »

Le livre se ferma bientôt. La tendre Lé-ou ne songeait même pas à ce qu’elle lisait.

« Où est-il ? se demanda-t-elle. Il a dû aller à Canton ! Est-il de retour à Shang-Haï ? Quand arrivera-t-il à Péking ? La mer lui a-t-elle été propice ? Que la déesse Koanine lui vienne en aide ! »