Page:Verne - Les grands navigateurs du XVIIIe siècle, 1879.djvu/150

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
140
LES GRANDS NAVIGATEURS DU XVIIIe SIÈCLE.

Cependant, à onze heures, la sonde, après avoir marqué vingt brasses, passa tout à coup à dix-sept, et, avant qu’on eût le temps de la rejeter, l’Endeavour avait touché, et, battu par les vagues, talonnait sur les pointes d’un roc.

La situation était très grave. Enlevé par la lame par-dessus le bord d’un récif de corail, l’Endeavour était retombé dans un creux de l’écueil. Déjà, à la clarté de la lune, on pouvait voir flotter autour du bâtiment une partie de la fausse quille et du doublage.

Par malheur, l’échouage avait eu lieu à marée haute. Il ne fallait donc pas compter sur le flot pour dégager le bâtiment. Sans perdre de temps, on jeta par-dessus bord les six canons, les barils, les tonneaux, le lest de fer et tout ce qui pouvait alléger le navire, qui continuait à raguer contre le roc. La chaloupe fut mise à la mer, les vergues et les huniers furent abattus, l’amarre de toue fut jetée à tribord, et l’on allait laisser tomber du même côté l’ancre d’affourche, lorsqu’on s’aperçut que l’eau était plus profonde à l’arrière. Mais, bien qu’on virât avec ardeur au cabestan, il fut impossible, de dégager le bâtiment.

Au jour naissant, la position apparut dans toute son horreur. Huit lieues séparaient le bâtiment de la terre. Pas une île intermédiaire où se réfugier, s’il venait à s’entr’ouvrir, comme c’était à craindre. Bien qu’on se fût débarrassé de plus de cinquante tonneaux en poids, la pleine mer ne fit gagner qu’un pied et demi de flot. Heureusement, le vent s’était apaisé, sans quoi l’Endeavour n’eût bientôt plus été qu’une épave. Cependant, la voie d’eau augmentait rapidement, bien que deux pompes fussent sans cesse en mouvement. Il fallut en monter une troisième.

Terrible alternative ! Si le bâtiment était dégagé, il coulait bas dès qu’il cesserait d’être soutenu par le roc ; s’il restait échoué, il serait bientôt démoli par les lames qui en disjoignaient les membrures ! Et les embarcations étaient insuffisantes pour porter, à la fois, tout l’équipage à terre !

N’y avait-il pas à craindre qu’en cette circonstance, la discipline ne fût foulée aux pieds ? Qui pouvait répondre qu’une lutte fratricide ne rendrait pas le désastre irréparable ? Et quand bien même une partie des matelots gagnerait la côte, quel sort leur était réservé sur une plage inhospitalière, où les filets et les armes à feu suffiraient à peine à leur procurer la nourriture ? Que deviendraient, enfin, ceux qui auraient dû rester sur le navire ? Ces réflexions terribles, tous les faisaient alors. Mais, tant est grand le sentiment du devoir, si fort le pouvoir d’un chef qui a su se faire aimer de son équipage, que ces alarmes ne se traduisirent par aucun cri, par aucun désordre.