Page:Verne - Michel Strogoff - pièce à grand spectacle en 5 actes et 16 tableaux, 1880.djvu/9

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STROGOFF. – C’est inutile, mon enfant. Il n’y a plus ni chevaux, ni voitures, et bien des heures s’écouleront avant que le maître de poste puisse en tenir à votre disposition.

NADIA. – Eh bien, j’irai à pied, alors !...

STROGOFF. – À pied !...

NADIA. – Une charrette m’a amenée à quelques verstes de ce relais, et, pour aller plus loin, Dieu ne m’abandonnera pas !

STROGOFF, à part. – Pauvre enfant ! (Haut.) D’où venez-vous ainsi ?

NADIA. – De Riga.

STROGOFF. – Et vous allez ?...

NADIA. – À Irkoutsk !

STROGOFF. – À Irkoutsk !... Seule... vous allez sans ami, sans guide, accomplir un aussi long, un aussi pénible voyage !

NADIA. – Je n’ai personne pour m’accompagner. De toute ma famille, il ne me reste que mon père que je vais rejoindre en Sibérie.

STROGOFF. – À Irkoutsk, avez-vous dit ! Mais c’est quinze cents verstes à faire !

NADIA. – Oui !... C’est là que, pour un délit politique, mon père a été exilé, il y a deux ans. Jusqu’alors, à Riga, nous avions vécu heureux tous trois, lui, ma mère et moi, dans notre humble maison, ne demandant à Dieu que d’y rester toujours, puisqu’il l’avait emplie de bonheur... Mais l’épreuve allait venir ! Mon père fut arrêté et, malgré les supplications de ma mère malade, malgré mes prières, il fut arraché de sa demeure et entraîné au delà de la frontière. Hélas ! ma mère ne devait plus le revoir ! Cette séparation aggrava sa maladie !... Quelques mois après, elle s’éteignait, et sa dernière pensée fut que j’allais être seule au monde !

STROGOFF. – Malheureuse enfant !

NADIA. – J’étais seule, en effet, dans cette ville, sans parents, sans amis ! Je demandai alors et j’obtins l’autorisation d’aller retrouver le pauvre exilé au fond de la Sibérie. Je lui ai écrit que je partais !... Il m’attend. Après avoir réuni le peu dont je pouvais disposer, j’ai quitté Riga, et me voici maintenant sur la route que mon père a suivie deux années avant moi !

STROGOFF. – Mais il vous faudra traverser les montagnes de l’Oural, qui ont été funestes à tant de voyageurs !

NADIA. – Je le sais.

STROGOFF. – Et après l’Oural, les interminables steppes de la Sibérie ! Ce sont d’écrasantes fatigues à subir, de terribles dangers à affronter !

NADIA. – Vous avez subi ces fatigues ?... Vous avez affronté ces dangers ?

STROGOFF. – Oui, mais je suis un homme... j’ai mon énergie, mon courage.

NADIA. – Moi, j’ai pour me soutenir l’espérance et la prière !

STROGOFF. – Ne savez-vous pas que le pays est envahi par les Tartares ?

NADIA. – L’invasion n’était pas connue, quand j’ai quitté Riga. C’est à Nijni seulement que j’ai appris cette funeste nouvelle !

STROGOFF. – Et, malgré cela, vous avez continué votre route ?

NADIA. – Pourquoi vous-même avez-vous déjà traversé l’Oural ?

STROGOFF. – Pour aller revoir et embrasser ma mère, une vaillante Sibérienne qui demeur à Kolyvan !

NADIA. – Eh bien, moi, je vais revoir et embrasser mon père ! Vous faisiez votre devoir, je fais le mien, et le devoir est tout.

STROGOFF. – Oui !... Tout !... (À part.) Cette jeune fille, si belle... seule... sans défenseur !... (À Nadia qui se dirige vers la gauche.) Où allez-vous ?

NADIA. – Je vais faire viser mon permis ! Des retards sont toujours à craindre, et si je ne partais pas aujourd’hui, qui sait si je pourrais partir demain !

STROGOFF. – Attendez donc. Il faut que, moi aussi, je fasse viser le mien. Peut-être obtiendrai-je du maître de police qu’il consente à vous expédier plus promptement, avant que la cloche rassemble tous les voyageurs qui attendent. Venez donc !... Nous sommes destinés, sans doute, à ne jamais nous revoir, mais je penserai souvent à vous, et je voudrais savoir votre nom.

NADIA. – Nadia Fédor.

STROGOFF. – Nadia.

NADIA. – Et le vôtre ?

STROGOFF. – Moi... je... je m’appelle Nicolas Korpanoff.

Ils entrent au bureau de police.


Scène V


Blount, le maître de poste.


Blount, couvert de poussière, la tête enveloppée d’un voile à la mode anglaise, et monté sur un âne, arrive au fond par la grande route. Il entre dans la cour.

BLOUNT au fond et appelant. – Mister hôtelière ! mister hôtelière ! (Descendant sur le devant.) Dans quel déploreble situéchion nous étions, cette pauvre hâne et moi !... Impossibel de continouyer notre voyage ! – (Appelant.) Mister hôtelière !... J’avais été forcé de prendre cette malheureuse animèle, parce qu’on avait volé mon voiture et mon chivaux !... Et nous avons fait une si longue trajette, nous étions si fatigués, toutes les deux, que lui ne pouvait plus porter moi, et que moi je pouvais plus descendre de lui !... (Appelant.) Mister hôtelière !... Nous étions collés ensemble, et ce hâne et moi, nous ne faisions plus qu’une seule ani... Non !... une seul person... (Appelant plus fort.) Mister hôtel... J’avais un grand mal de reins... C’était une cour... une courbé... – (S’adressant à l’âne.) Comment vous appelez... Oh ! non... il ne sait pas... une courbétioure... Mais je pouvais pourtant pas rester toujours sur lui. (Appelant très fort.) Mister hôtelière... mister hôtelière !...

LE MAÎTRE DE POSTE entrant, suivi d’un garçon. – Tiens !... un voyageur ?

BLOUNT. – Yes !... Une voyageur abandonné toute seule !

LE MAÎTRE DE POSTE. – Pourquoi n’appeliez-vous pas, monsieur ?

BLOUNT très outré. – Pourquoi je appelai pas ?... Mais je criai plus qu’une heure : mister hôtelière !

LE MAÎTRE DE POSTE. – Ah ! je vais vous dire. – c’est que j’étais occupé en ma qualité de maître de poste pour vous servir.

BLOUNT. – Oh ! very well... Alors, mister maître de poste, aidez à moi, pour descendre une peu.

LE MAÎTRE DE POSTE. – Voilà, monsieur, voilà ! (Il le fait descendre non sans peine et avec toutes sortes de précautions.)

BLOUNT. – All right... merci !...

LE MAÎTRE DE POSTE. – Faut-il faire bassiner un lit ?

BLOUNT, étonné