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mistress branican.

qu’il en éprouvât une impression salutaire ? On agirait alors avec une extrême prudence, tandis qu’il s’accoutumerait à la présence de Dolly. Peu à peu, les souvenirs du Franklin se rétabliraient dans sa mémoire… Il saurait exprimer par signe ce qu’il ne pourrait dire…

Bien qu’on eût conseillé à Mrs. Branican de ne pas rester enfermée dans la chambre d’Harry Felton, elle refusa de prendre même une heure de repos pour aller respirer l’air du dehors. Elle ne voulut pas abandonner le chevet de ce lit.

« Harry Felton peut mourir, et, si le seul mot que j’attends de lui s’échappe avec son dernier souffle, il faut que je sois là pour l’entendre… Je ne le quitterai pas ! »

Vers le soir, une légère amélioration sembla se manifester dans l’état d’Harry Felton. Ses yeux s’ouvrirent plusieurs fois ; mais leur regard ne s’adressait pas à Mrs. Branican. Et pourtant, penchée sur lui, elle l’appelait par son nom, elle répétait le nom de John… le capitaine du Franklin… de San-Diégo !… Comment ces noms ne lui rappelaient-ils pas le souvenir de ses compagnons ?… Un mot… on ne lui demandait qu’un mot : « Vivants ?… Étaient-ils vivants ? »

Et, tout ce qu’Harry Felton avait eu à souffrir pour en arriver là, Dolly se disait que John devait l’avoir souffert aussi… Puis la pensée lui venait que John était tombé sur la route… Mais non… John n’avait pu suivre Harry Felton… Il était resté là-bas… avec les autres… Où ?… Était-ce chez une tribu du littoral australien ?… Quelle était cette tribu ?… Harry Felton pouvait seul le dire, et il semblait que son intelligence était anéantie, que ses lèvres avaient désappris de parler !

La nuit, la faiblesse d’Harry Felton augmenta. Ses yeux ne se rouvraient plus, sa main se refroidissait, comme si le peu de vie qui lui restait se fût retiré vers le cœur. Allait-il donc mourir sans avoir prononcé une parole ?… Et il passait par l’esprit de Dolly qu’elle aussi avait perdu le souvenir et la raison pendant bien des années !… De même qu’on ne pouvait rien obtenir d’elle alors, elle ne pouvait rien obtenir de ce malheureux… rien de ce qu’il était seul à savoir !