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p’tit-bonhomme.

En ce moment, Grand-mère, s’étant redressée à demi sur son fauteuil, dit d’une voix grave :

« Monsieur Harbert, j’ai soixante-dix-sept ans, et depuis soixante dix-sept ans je suis dans cette ferme, que mon père dirigeait avant mon mari et mon fils. Jusqu’à ce jour, nous avons toujours payé nos fermages, et, pour la première fois que nous lui demandons une année de répit, je ne croirai jamais que lord Rockingham veuille nous en chasser…

— Il ne s’agit pas de lord Rockingham ! répondit brutalement Harbert. Il ne vous connaît même pas, lord Rockingham ! Mais M. John Eldon vous connaît… Il m’a donné des ordres formels, et si vous ne me payez pas, vous quitterez Kerwan…

— Quitter Kerwan ! s’écria Martine, pâle comme une morte.

— Dans les huit jours !

— Et où trouverons-nous un abri ?…

— Où vous voudrez ! »

P’tit-Bonhomme avait vu de bien tristes choses déjà, il avait subi lui-même d’affreuses misères… et pourtant, il lui semblait qu’il n’avait jamais assisté à rien de pareil. Ce n’était pas une scène de pleurs ni de cris, et elle n’en était que plus effrayante.

Cependant Harbert s’était levé, et, avant de remettre les papiers dans la sacoche :

« Encore une fois, voulez-vous payer ? demanda-t-il.

— Et avec quoi ?… »

C’était Murdock qui venait d’intervenir en jetant ces mots d’une voix éclatante.

« Oui !… avec quoi ?.. » répéta-t-il, et il s’avança lentement vers le régisseur.

Harbert connaissait Murdock de longue date. Il n’ignorait pas qu’il était l’un des plus actifs partisans de la ligue contre le landlordisme, et, sans doute, la pensée lui vint que l’occasion était bonne d’en purger le pays. Aussi, ne croyant pas devoir le ménager, répondit-il ironiquement avec un haussement d’épaules :

« Avec quoi payer, demandez-vous ?… Ce n’est pas en allant courir