Page:Verne - Vingt mille lieues sous les mers.djvu/177

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Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui forment le centre de l’île était franchi, et nous n’avions encore rien tué. La faim nous aiguillonnait. Les chasseurs s’étaient fiés au produit de leur chasse, et ils avaient eu tort. Très-heureusement, Conseil, à sa grande surprise, fit un coup double et assura le déjeuner. Il abattit un pigeon blanc et un ramier, qui, lestement plumés et suspendus à une brochette, rôtirent devant un feu ardent de bois mort. Pendant que ces intéressants animaux cuisaient, Ned prépara des fruits de l’artocarpus. Puis, le pigeon et le ramier furent dévorés jusqu’aux os et déclarés excellents. La muscade, dont ils ont l’habitude de se gaver, parfume leur chair et en fait un manger délicieux.

« C’est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil.

— Et maintenant, Ned, que vous manque-t-il ? demandai-je au Canadien.

— Un gibier à quatre pattes, monsieur Aronnax, répondit Ned Land. Tous ces pigeons ne sont que hors-d’œuvre et amusettes de la bouche. Aussi, tant que je n’aurai pas tué un animal à côtelettes, je ne serai pas content !

— Ni moi, Ned, si je n’attrape pas un paradisier.

— Continuons donc la chasse, répondit Conseil, mais en revenant vers la mer. Nous sommes arrivés aux premières pentes des montagnes, et je pense qu’il vaut mieux regagner la région des forêts. »

C’était un avis sensé, et il fut suivi. Après une heure de marche, nous avions atteint une véritable forêt de sagoutiers. Quelques serpents inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se dérobaient à notre approche, et véritablement, je désespérais de les atteindre, lorsque Conseil, qui marchait en avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, et revint à moi, rapportant un magnifique paradisier.

« Ah ! bravo ! Conseil, m’écriai-je.

— Monsieur est bien bon, répondit Conseil.

— Mais non, mon garçon. Tu as fait là un coup de maître. Prendre un de ces oiseaux vivants, et le prendre à la main !

— Si monsieur veut l’examiner de près, il verra que je n’ai pas eu grand mérite.

— Et pourquoi, Conseil ?

— Parce que cet oiseau est ivre comme une caille.

— Ivre ?

— Oui, monsieur, ivre des muscades qu’il dévorait sous le muscadier où je l’ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de l’intempérance !

— Mille diables ! riposta le Canadien, pour ce que j’ai bu de gin depuis deux mois, ce n’est pas la peine de me le reprocher ! »