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LE DÉSERT DE GLACE

commençaient à se fatiguer ; les haltes devenaient plus fréquentes, et pourtant il ne fallait pas perdre une heure, car les provisions diminuaient sensiblement.

Hatteras relevait souvent la position à l’aide d’observations lunaires et stellaires. En voyant les jours se succéder et le but du voyage fuir indéfiniment, il se demandait parfois si le Porpoise existait réellement, si cet Américain n’avait pas le cerveau dérangé par les souffrances, ou même si, par haine des Anglais, et se voyant perdu sans ressource, il ne voulait pas les entraîner avec lui à une mort certaine.

Il communiqua ses suppositions au docteur ; celui-ci les rejeta absolument, mais il comprit qu’une fâcheuse rivalité existait déjà entre le capitaine anglais et le capitaine américain.

« Ce seront deux hommes difficiles à maintenir en bonne relation, » se dit-il.

Le 14 mars, après seize jours de marche, les voyageurs ne se trouvaient encore qu’au quatre-vingt-deuxième degré de latitude ; leurs forces étaient épuisées, et ils étaient encore à cent milles du navire ; pour surcroît de souffrances, il fallut réduire les hommes au quart de ration, pour conserver aux chiens leur ration entière.

On ne pouvait malheureusement pas compter sur les ressources de la chasse, car il ne restait plus alors que sept charges de poudre et six balles ; en vain avait-on tiré sur quelques lièvres blancs et des renards, très-rares d’ailleurs : aucun d’eux ne fut atteint.

Cependant, le vendredi 15, le docteur fut assez heureux pour surprendre un phoque étendu sur la glace ; il le blessa de plusieurs balles ; l’animal, ne pouvant s’échapper par son trou déjà fermé, fut bientôt pris et assommé ; il était de forte taille ; Johnson le dépeça adroitement, mais l’extrême maigreur de cet amphibie offrit peu de profit à des gens qui ne pouvaient se résoudre à boire son huile, à la manière des Esquimaux.

Cependant, le docteur essaya courageusement d’absorber cette visqueuse liqueur ; malgré sa bonne volonté, il ne put y parvenir. Il conserva la peau de l’animal, sans trop savoir pourquoi, par instinct de chasseur, et la chargea sur le traîneau.

Le lendemain, 16, on aperçut quelques ice-bergs et des monticules de glace à l’horizon. Était-ce l’indice d’une côte prochaine, ou seulement un bouleversement de l’ice-field ? Il était difficile de savoir à quoi s’en tenir.

Arrivés à l’un de ces hummocks, les voyageurs en profitèrent pour s’y creuser une retraite plus confortable que la tente, à l’aide du couteau à neige[1], et, après trois heures d’un travail opiniâtre, ils purent s’étendre enfin autour du poêle allumé.

  1. Large coutelas disposé pour tailler les blocs de glace.