Page:Viau - Œuvres complètes, Jannet, 1856, tome 1.djvu/155

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-leur des siens : Je vous prie, dit-il, remenez-moy ceste femme en la maison. Un des domestiques de Criton, qui se trouva là, la conduisit chez elle.

Puis il s’assit, et, tout se reposant,
D’un esprit grave et d’un discours plaisant,
Avant se taire il nous fit prendre envie
De l’aller suivre au sortir de la vie.

Tout au mesme instant qu’on luy eust osté les fers, il porta les mains sur les meurtrisseures qui luy demangeoient, et, goustant sans estre diverty la douceur de ce soulagement :

Voyez, dit-il, comme au plus grand malheur
La volupté suit de prez la douleur,
J’ay ce soulas à cause de la chaisne,
Et ce plaisir à cause de ma peine.

Que c’est une chose merveilleuse, disoit-il, que ce sentiment que les hommes appellent plaisir, et qu’il a un estrange rapport à la douleur, qui semble estre son contraire ! Car ils ne peuvent estre ensemble, et si nous ne sçaurions gouster de l’un sans participer à l’autre, et s’entre-touchent tous deux, comme s’ils tenoient à quelque bout. Æsope, sans doute, s’il eust jamais resvé là dessus, eust faict quelque fable de ceste meditation : que Dieu, voulant accorder deux choses si ennemies et n’en faire qu’une, comme il ne le peut du tout, au moins les auroit-il faict joindre par leurs extrémités, si bien que l’un se trouvast tousjours à la suite de l’autre ; ce qui me vient d’arriver tout maintenant, car les chaisnes qui me faisoient mal aux pieds n’ont pas esté si tost laschées que j’en ay eu de la joye et de l’allegement. Là dessus un de ses amis nommé Cebes l’interrompit pour sçavoir de luy à quel sujet il s’estoit amusé à faire des vers en la prison, car il y en avoit faict depuis peu, ce qui ne luy estoit arrivé jamais auparavant. Cebes